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# 182/313 - L'énigme de Kaspar Hauser

Publié le 01 août 2017 par Les Alluvions.com
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin. 

Paul Verlaine (La Chanson de Gaspard Hauser)

Dr Henry Selwyn (suite).
Sebald et sa compagne emménagent donc deux jours plus tard dans un appartement de la maison nommée Prior's Gate. Hedi, la femme du Dr Selwyn, véritable propriétaire des lieux, s'absente souvent pour de longs voyages et seule une certaine Aileen, sorte de servante, étrange et plutôt mutique, que Sebald ne désigne jamais comme telle, y vit aussi en permanence. Le Dr Selwyn préférant l'extérieur ou bien "un petit ermitage de meulière au fin fond du jardin, qu'il appelait sa folly", ne recevant qu'une seule fois de la visite, un ami qu'il présenta comme Edward Ellis, botaniste et entomologiste de renom. A la fin du repas, Selwyn évoque comment, à l'été 1913, après avoir terminé ses études de médecin généraliste à Cambridge, il se rendit à Berne pour poursuivre sa formation mais délaissa celle-ci pour l'escalade, qui devint une passion de plus en plus dévorante. Il avait rencontré un guide âgé alors de soixante-cinq ans, Johannes Naegeli, qu'il accompagna partout dans l'Oberland, et jamais, affirmait-il, "de sa vie, ni avant ni après, il ne s'était senti aussi bien qu'en compagnie de cet homme. Lorsque la guerre a éclaté et que je suis retourné en Angleterre pour y être incorporé, rien ne m'a été plus difficile que de prendre congé de Johannes Naegeli." Ils ne se sont plus jamais revus, et Selwyn apprit, peu après la mobilisation générale, que le guide avait disparu quelque part entre l'Oberaarhütte et Oberaar., ce qui le plongea dans une grave dépression.
Après avoir conté cette vieille histoire, les convives passèrent dans une autre pièce, le drawing room, pour visionner un diaporama du dernier voyage en Crète des deux vieux amis, remontant à dix ans exactement.

# 182/313 - L'énigme de Kaspar Hauser

Le plateau de Lasithi


"La dernière [photographie] présentait le plateau de Lasithi, pris en plongée du haut d'un des cols du Nord. Le cliché avait sans doute été réalisé à l'heure de midi, car les rayons du soleil venaient frapper le spectateur. La montagne de Spathi, qui s'élève à plus de deux mille mètres et domine la plaine au sud, faisait l'effet d'un mirage derrière le flot de lumière. Sur la vaste surface de la vallée, les champs de pomme de terre et de légumes, les vergers, les bosquets d'arbres et les terres non cultivées composaient un camaïeu de verdure ponctué par les centaines de voiles blanches des pompes à eaux. Devant cette diapositive aussi, nous restâmes longtemps silencieux, si longtemps même que pour finir le verre se fendit dans son cadre et qu'une fêlure noire courut sur l'écran. Le spectacle si prolongé, maintenu jusqu'à l'éclatement, du haut plateau de Lasithi s'est à l'époque profondément gravé dans mon esprit ; et pourtant je l'avais oublié pendant une longue période. Il n'est remonté que lorsque quelques années plus tard, le jour où je vis, dans un cinéma londonien, la scène de la conversation sur le rêve entre Caspar Hauser et son maître Daumer dans la potager de ce dernier, où Caspar, à la joie de son mentor, distingue pour la première fois onirisme et réalité en introduisant le récit qu'il fait par ces mots : Oui, j'ai été rêvé - Et moi, le Caucase m'a visité en rêve. La caméra se déplace alors de droite à gauche en parcourant un large arc de cercle et nous montre l'étendue d'un haut plateau d'aspect très indien, entouré de chaînes montagneuses, où se dressent, entre le vert des arbustes et des bois, des tours et des temples aux toitures en pagode, avec d'étranges façades triangulaires, dont l'image incessamment occultée par les pulsations de la lumière me remémore en surexposition les pompes à eau de Lasithi qu'en réalité je n'ai encore jamais vues." [C'est moi qui souligne]
Sebald ne le précise pas, mais le film qu'il évoque est L'énigme de Kaspar Hauser, de Werner Herzog, sorti en 1974. Il se trouve que l'application Mubi, qui propose une rétrospective de l’œuvre de Herzog, présente ce film en ce moment même. Je ne l'avais pas encore regardé et je me suis donc empressé de le faire, avec d'autant plus d'intérêt que ce film est un chef d'oeuvre, pour beaucoup, le plus grand film de Werner Herzog. “C’est à ce point une somme, écrit Emmanuel Carrère, que le commentaire de l’œuvre du cinéaste toute entière pourrait, en exagérant à peine, se réduire au commentaire de ce film. Ce n’est pas minimiser la valeur de ses autres films d’avancer qu’ils ne sont que les compléments de celui-là, esquisses ou post-scriptums. Herzog est de ces artistes qui ne racontent jamais qu’une histoire.” L'histoire, rappelons-la brièvement : 
"Un homme, dix-sept ou dix-huit ans, est retrouvé hagard, immobile et sale sur la place de Nuremberg le 26 mai 1828. Il sait à peine marcher, ne connaît qu’une poignée de mots, ne sait pas d’où il vient ni qui il est. Les habitants de Nuremberg, intrigués, finissent par reconstituer son histoire : Kaspar Hauser (c’est son nom) a jusqu’ici vécu enchaîné dans une cave sans fenêtre. Il n’a jamais vu le visage de son geôlier - qui lui jetait sa nourriture pendant son sommeil - et n’a eu aucun contact avec un humain. Après avoir été rendu au monde sans explication, il devient une énigme à déchiffrer. Les scientifiques, les aristocrates, les religieux, les philosophes s’intéressent à son cas. Cinq ans après sa libération, Kaspar Hauser est mystérieusement assassiné. Sur sa tombe est écrit : "Ici un inconnu fut tué par un inconnu"." (Olivier Bitoun, site dvdclassik.com)
J'ai retrouvé le passage décrit par Sebald :
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# 182/313 - L'énigme de Kaspar Hauser
Le sous-titrage ne correspond pas exactement aux propos rapportés par Sebald, mais, ignorant trop de la langue allemande, je ne saurais dire qui est fidèle au film. Ceci n'a d'ailleurs que peu d'importance.
# 182/313 - L'énigme de Kaspar Hauser
Les plans du rêve caucasien ont été composés, selon Olivier Bitoun, de temples birmans filmés par le frère de Herzog lors d’un voyage : "Herzog retravaille ensuite ces images pour leur conférer cette étrange aura. Il les projette sur un écran et les réenregistre par transparence, plaçant sa caméra très près, jusqu’à saisir la trame de la toile. Outre la texture, la luminosité est également rendue étrange, Herzog jouant sur la variation de vitesse de défilement, ce qui a pour effet de provoquer cet effet de scintillement qui enrobe les images finales."
Cette mention comme en passant de Kaspar Hauser, par Sebald, sonne comme une rime interne au projet du livre, qui est de rendre compte de ces existences déplacées qui sont celles des émigrants. Kaspar est cet émigrant de l'intérieur, toujours en porte-à-faux avec la société des hommes, jamais à sa place, celui qu'on étudie, qu'on exhibe, qu'on veut civiliser et finalement qu'on assassine. 

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