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Anna Maria Ortese | « Les Petites Personnes »

Publié le 06 septembre 2017 par Angèle Paoli

" LES PETITES PERSONNES "
(extrait)

M ais je reviens au point important. Je considère que les animaux, à cause de leur visage, de leur sensibilité et de leur compréhension évidente, appartiennent à la même famille que celle dont est venu, terriblement armé de la faculté de raisonnement, l'homme : à celle de la vie. Ce que l'animal ne possède pas, c'est uniquement la faculté de raisonner, la férocité de vandale poussée à l'extrême, l'orgueil ridicule de la faculté de raisonner, la capacité de désacraliser et d'exploiter la vie : c'est pourquoi il n'est pas considéré comme un peuple, alors qu'il devrait l'être, ni comme un être différent, une personne appartenant à la vie, mais considéré comme une chose, et traité en tant que telle.

Nous croyons tout savoir sur les élevages, les abattoirs et la chasse, les expériences et les jeux, qui ont pour cible, depuis un temps immémorial, les Petites Personnes. Nous ne savons rien. Et si nous savions vraiment, nous mourrions de douleur et de honte, et nous frapperions irrémédiablement les cœurs humains qui existent pourtant, parmi nous. C'est donc une entreprise que je ne tenterai pas. Mais gare, a-t-on envie de dire, gare à l'homme qui accepte et pratique ces choses-là, et gare aux pays qui n'ont jamais eu scrupule à les faire, gare à tous ces garnements qui s'en lavent les mains et qui répètent stupidement : cela a toujours existé et cela doit continuer à exister. Au fond, ce ne sont que des animaux. Seul l'homme est important.

Quel homme ! aurais-je envie de répondre. Sans fraternité, il n'y a pas d'hommes, mais des contenants de viscères, et un peuple constitué de contenants n'existe pas, ce n'est pas un peuple. L'homme est fait de fraternité, qui dit " homme " dit essentiellement " fraternité ". Et un homme - ou un peuple - qui se place au centre de la vie en disant " Moi ", en frappant fort sa poitrine, n'est qu'un singe dégradé (alors que le singe ne l'est pas).

J'écris tout cela sans ordre. C'est que mon caractère est méchant, il n'est pas bon, il n'est pas tendre, et dès que je rencontre de la présomption et de la lâcheté, qui entrent en maîtres dans le territoire de l'innocence et de la faiblesse, je voudrais prendre les armes, m'emparer d'un sabre, et faire tomber des têtes infectées. Mais je me transformerais alors en l'une d'elles, et donc, chassons ce désir.

C'est juste une manière de dire. À partir du jour où j'ai commencé à comprendre certaines choses (et c'est un jour d'il y a longtemps, il appartient à ma première jeunesse), je n'ai plus aimé l'homme sincèrement, ou je l'ai aimé avec tristesse.

Je dirais que je me suis efforcée de l'aimer, j'ai été émue par lui et j'ai tenté de comprendre l'origine de sa dégradation, d'être humain en maître. Ce serait trop long à raconter, et je ne peux pas le faire ici. Mais j'ai compris que plus l'homme (et la femme) ignore les Petites Personnes, plus il est indigne de s'appeler " homme ", et que son autorité, lorsqu'il l'a gagnée, est mortelle pour les hommes.

Anna Maria Ortese, " Les Petites Personnes " in " Frères différents " in Les Petites Personnes, En défense des animaux et autres écrits [ Le Piccole Persone, Adelphi edizioni, Milano, 2016], Actes Sud, Collection " un endroit où aller ", 2017, pp. 148-149-150. Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli.

Anna Maria Ortese |  « Les Petites Personnes »


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