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Renverse du souffle

Publié le 24 janvier 2018 par Les Alluvions.com

La porcelaine d'Allach fabriquée dans le camp de Dachau.
Le "trou noir" de l'histoire dans la lettre de Georges Didi-Huberman adressée à László Nemes.
La Disparition de Georges Perec, faisant écho à celle de sa mère, déportée à Auschwitz le 11 février 1943.
Un thème s'impose de lui-même : la Shoah. Je ne l'ai pas cherché, il est advenu au fil des coïncidences. Le jeu se fait grinçant. Il ne fait pourtant que commencer.

A la toute fin du livre d'Edmund de Waal, il est question de Paul Celan. Le poète juif né à Czernowitz en Roumanie en 1920, survivant des camps, dont la mère fut exécutée d'une balle dans la nuque, qui a écrit en allemand, la langue des assassins, une des œuvres les plus considérables du XXème siècle. Le potier le lit depuis trente ans, mais il confesse n'avoir découvert que récemment la conférence qu'il donna à Darmstadt le 22 octobre 1960, lors de la remise du prestigieux prix Georg Büchner, la plus haute récompense littéraire pour un auteur de langue allemande.

" Cette conférence est difficile, hésitante, écrit Edmund de Waal. Elle se présente comme une série de faux départs. Sa première phrase commence par un mot et une pause. "L'art, on s'en souvient, est un...". Il y a des hics, écrit-il au bout de neuf lignes. Il a raison. Il y a des hics. Il tente de trouver comment le poème advient, comment il naît. Alors il scrute les itinéraires qui y mènent, et il essaie de mettre le doigt sur l'instant crucial. "Le silence brutal et angoissant qui augure d'un poème." C'est ce qu'il appelle la "renverse du souffle", le curieux suspens entre l'inspire et l'expire ; quand la conscience de soi fait une pause et qu'on s'ouvre à tout. [...] Ses poèmes raccourcissent. Ils se font fragments, faux départs, sons avortés. L'espace autour du poème s'élargit. Dans son dernier recueil, il y a plus de blancs que de mots."

Edmund de Waal ne donne pas le titre donné à cette conférence : Le méridien. Or, par un hasard qui n'est qu'un masque, vous l'aurez au moins soupçonné, c'est le titre du spectacle donné ici à Châteauroux par le comédien Nicolas Bouchaud, à la salle Gaston Couté, et auquel j'ai assisté le mardi 16 janvier dernier avec Nunki Bartt (qui venait juste de me confier Moby Dick).

Voici le texte de présentation par Nicolas Bouchaud lui-même :

" Dans Le Méridien, Paul Celan nous livre, à travers un discours, ce qu'il perçoit de son acte poétique. Quelques mois avant la réception du prix Büchner (en 1960), dans une lettre adressée à Ingeborg Bachmann, il s'interroge sur la possibilité de développer une réflexion sur sa propre pratique. Il relève le défi et produit un texte tout à fait singulier qui joue avec tous les codes d'un discours de réception, mais qui se dévoile peu à peu comme une performance poétique. Le Méridien n'est pas un discours sur la poésie, mais avant tout la parole d'un poète. C'est aussi de manière plus sibylline et plus cryptée la parole d'un homme révolté. C'est pourquoi il existe dans Le Méridien une très grande force de l'adresse. Dès le début, s'appuyant sur le théâtre de Büchner et la tirade de Camille Desmoulins sur l'art dans La Mort de Danton, l'acteur Paul Celan choisit de mettre en scène un couple étonnant : l'art et la poésie. Souscrivant à la thèse de Büchner et à son rejet de l'art officiel ("Tout ceci n'est qu'artifice et mécanique, carton-pâte et horlogerie"), la poésie est pour Celan une "contre-parole", un pas de côté par rapport à l'art. Non pas exactement que l'art soit étranger à la poésie, mais bien, oui, que la poésie est l'interruption de l'art. Quelque chose comme "le souffle coupé" de l'art. [...] Le poème est d'abord un réceptacle, une possibilité d'accueillir l'autre, un signe adressé à l'autre. "

[Propos recueillis par Agathe Le Taillandier]


Spectacle magnifique, somptueusement exigeant, où l'acteur nous tint en haleine une heure et demie durant, malgré la complexité souvent du propos, malgré les phrases parfois sybillines, les vers cryptés du poète. Avec un simple bâton de craie, il trace sur l'ardoise du sol les dates essentielles, les mouvements, les entrées et sorties du drame historique, avant de tout recouvrir d'une rafale de poussière blanche. Et il danse, et son corps entier est comme une corde tendue qui ne cesse de vibrer au rythme de la parole du poète. Et comme j'ai eu la chance, le lendemain, d'être invité (merci Karine) à une rencontre avec les lycéens de Jean Giraudoux, j'ai pu recevoir encore les réflexions de ce comédien étonnant qui arpente la France avec pas moins de quatre spectacles dans la tête (le dernier étant une adaptation de Maîtres anciens de Thomas Bernardt)

Rien d'étonnant en revanche de le voir revenir sur cette notion de "renverse du souffle" : " Dans un passage du Méridien Celan invente cette expression de " tournant du souffle " pour qualifier le poème. Ce moment intermédiaire où le flux respiratoire s'inverse et repart dans l'autre sens. Il crée une poésie " pneumatique ". C'est là, je crois, que sa poésie rencontre l'endroit le plus intime de l'acteur : sa respiration. C'est par la respiration que nous comprenons un texte, que nous pouvons en ressentir et en transmettre, peut-être, les couches profondes. C'est par la respiration que nous créons de l'incertitude et donc du présent, sur une scène."

En mars 1967 (oui, encore cette année-phare pour moi), Paul Celan écrit à son épouse, Gisèle de Lestrange, à propos de Renverse du souffle ( Atemwende) : " C'est vraiment ce que j'ai écrit de plus dense jusqu'ici, de plus ample aussi. A certains moments du texte, j'ai ressenti, je l'avoue, de la fierté." Il a pourtant composé les poèmes de ce recueil lors d'une période particulièrement difficile de sa vie, après une première hospitalisation dans un établissement psychiatrique (et trois ans plus tard, il se suicidera en se jetant dans la Seine).

Renverse du souffle

En octobre 2013, à New York, Gagossian Gallery, 980 Madison Avenue, Edmund de Waal expose 2445 pots en porcelaine, tous blancs. Il baptise cette exposition Atemwende.

"Et je les place sur des étagères dans des vitrines de 2 mètres de haut sur 2, 40 mètres de large. Je nomme ce quatuor d'installations Renverse du souffle. Il y a des cadences, des séquences de pots qui se répètent et il y a des rythmes esquissés, des pauses et des césures. Il y a des engorgements et des libérations. Il y a plus d'espaces blancs que de mots." (p. 499)

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