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Le noir est une couleur sensible aux nuances

Publié le 27 janvier 2018 par Jlk
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En contraste avec les mornes mille pages nouvelles des Microfictions 2018 de Régis Jauffret, d’une noirceur complaisante qui tourne au gris sale, la série anglaise Black Mirror illustre une façon bien plus inventive d’approcher les réalités actuelles les plus inquiétantes.

Faut-il inscrire le début de l’année nouvelle sous le signe du noir absolu au motif que, le soir du réveillon, un jeune homme de 36 ans a décapité sa mère au prénom de Thérèse, retraitée de 61 ans, devant sa famille réunie, quelque part en France, comme l’a longuement rapporté un magazine spécialisé dans l’atroce et l’abject ? 

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Tel n’est pas du tout mon sentiment, dans la mesure où ce fait divers, certes bien affreux, n’a fait en somme que marquer le tournant d’une année durant laquelle le même magazine se sera repu tous les jours d’abominations du même genre, et poursuit quotidiennement sa trouble tâche de vidangeur des égouts médiatique où se mêlent les malheurs et les turpitudes de notre pauvre espèce en ne cessant de flatter les pires curiosités cannibales. 

Or ce qui me frappe, dans cette façon de focaliser notre regard sur les aspects les plus tristes ou les plus répugnants, souvent les plus révoltants ou le plus sordides de la réalité quotidienne, c’est que celle-ci tourne bientôt du noir au gris sale, à l’image d’ailleurs de tout ce qui relève des médias-poubelles et de la pseudo-information trash, où la sensation plus ou moins sadique se substitue à toute forme d’émotion réelle et défie toute réflexion. 

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 Un projet intéressant mais en manque de chair et d'émotion 

 Je me garderai, cela va sans dire, de pousser trop injustement la comparaison, s’agissant d’un auteur de talent et d’une démarche littéraire plus respectable que celle qui ne vise qu’à l’exploitation des plus bas instincts, et pourtant la lecture des mille pages des Microfictions 2018 de Régis Jauffret, après les mille autres pages de la première série remontant à 2007, me laisse un double goût saumâtre d’inachevé et de plus profonde frustration tant l’écrivain me semble, comme l’affreux magazine, ne retenir de la réalité que le pire, à quelques heureuses nuances près. 

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En quelque cinq cent tranches de vie, et cela sans compassion perceptible (je pense aux plus sombres récits de Tchékhov, si bouleversants, ou à ceux d’Alice Munro, et même aux nouvelles de  l’affreux Charles Bukowski, combien plus tendre et sensible à la tragédie ordinaire), Régis Jauffret fait défiler les mêmes minables, les mêmes nuls, les mêmes salauds et les mêmes victimes que dans la première série de ses Microfictions, avec des ajustements d’époque relatifs, notamment, aux nouvelles technologies et à leurs dégâts collatéraux. 

Voici le couple friqué qui booste sa fille plus ou moins trisomique (verdict «désobligeant» d’un obstétricien qui a été pris comme une insulte) auprès d’un politicien présidentiable dont elle pourrait faire la première dame chérie des électeurs en mal de pitié. Voilà le journaleux raté qui massacre son père épicier et crève lui-même de cancer après avoir été gracié de la peine de mort par de Gaulle, ordonnant finalement qu’on pisse sur ses cendres. Ou c’est le fils qui encourage son père à saisir l’opportunité d’un suicide en douceur. Ou c’est l’écrivain aigri qui va dézinguer à la kalache ses chers confrères réunis au café de Flore pour l’attribution du prix du même nom (l’idée, pas si mauvaise, tourne hélas court comme le plus souvent), ou c’est un autre littérateur (dans son cercueil) qui se fait injurier par un curé intégriste au motif qu’il a évoqué une fellation entre la vierge Marie et son divin fiston; et ça défile, ça copule, ça se hait, ça bâfre (excellent pourtant, le morceau intituler Bâfrer les jours) ça ricane bien plus que ça ne rit ou ne sourit, avec quelques croquis mieux venus de situations moins caricaturales ou jetées, comme Cent millions de neurones où, à l’insu des siens, un ado a mis en ligne toute la vie sexuelle de sa famille sur Internet après qu’on lui a offert un drone de la taille d’une abeille fonctionnant à l’énergie solaire. Dans la foulée, on peut rappeler que le jeune homme qui a décapité sa mère, le 31 décembre dernier, avait annoncé sur la Toile le déroulement précis de son noir projet, compte à rebours à l’appui… 

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Autant dire que je ne reproche pas à l’auteur de ces Microfictions de scanner notre drôle de monde jusqu’en ses aspects les plus déjantés ou les plus glauques, mais d’en rester à une vision de surface, mécanique et tautologique – comme s’il suffisait de montrer que la saleté est sale ou que l’injustice est injuste -, sans véritable travail de fiction et sans émotion, sans poésie, sans rien de la bonté ou du sentiment du tragique filtrant dans les récits les plus terribles d’un Tchékhov ou d’une Patricia Highsmith. 

 D’aucuns ont parlé de la composante «politique» de Microfictions, mais en réalité ce livre pléthorique me semble travestir la réalité psychologique et sociale de manière fantasmatique, sans amener, en cinq cents pages (!), aucune réflexion critique équilibrée fondée sur des actes significatifs et crédibles relevant de la complexité humaine. Cependant, une fois encore, ce n’est pas la noirceur de cet univers qui me dérange et m’ennuie, mais le caractère artificiel de ce tableau diluant les mille nuances et détails de nos petites vies. 

 

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Black Mirror où la critique «augmentée» 

 Un contre-exemple intéressant, issu de la «sous-culture» des séries télévisées (pour parler comme certains beaux esprits méprisant le genre sans y aller voir) me semble proposé par les quatre saisons de Black Mirror, dont l’étincelante noirceur ne doit rien à la violence gratuite ou aux projections fantasmatiques, alors que la série illustre les aspects les plus inquiétants de la réalité contemporaine, notamment liés au développement exponentiel des nouvelles technologies, à la confusion délétère du réel et du virtuel, à la dégradation des échanges personnels sur les réseaux sociaux ou à l’avenir radieux de robots humains tendant à l’immortalité.

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Le (très, voire trop fameux) premier épisode de Black Mirror, où l’on voit le premier ministre anglais, à la suite d’une prise d’otage à caractère terroriste, contraint de baiser une truie sous les caméras de la télé nationale, pourrait faire une belle amorce de microfiction à la Régis Jauffret, à cela près que Charlie Brooker, le maître d’œuvre affreux-jojo de la série, est beaucoup plus soigneux dans ses développements narratifs, et percutant dans ses aperçus en matière de critique. 

 Plus intéressants, voire saisissants, que cette pochade grinçante préfigurant d'ailleurs les tribulations de David Cameron (accusé par les tabloïds d’avoir commis des actes obscènes, en sa vie d’étudiant, coiffé d’une tête de cochon...), certains épisodes de Black Mirror relèvent de la meilleurs créativité contre-utopique, dans le droit fil des récits de Ray Bradbury ou du Buzzati des Enfers du XXe siècle. 

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Trois exemples : Saison 1, troisième épisode : Retour sur image, ou la plongée vertigineuse dans l’espace-temps partagé des mémoires individuelles connectées par implant, qui permet à chacun de visualiser le «film» de ce qui se passe ou s’est passé dans la tête des autres, au risque d’éventer moult secrets intimes et de provoquer de meurtrières jalousies. Saison 2, troisième épisode : Le Show de Waldo, où l’on voit l’ourson-mascotte d’un satiriste ventriloque accéder au statut de politicien éligible. Saison 3, troisième épisode, Tais-toi et danse, où tel ado, qui s’est filmé devant sa webcam en train de se palucher, devient l’objet d’un chantage criminel.

 Autant de sujets «à la Jauffret», mais réalisés avec un soin, une inventivité créatrice et une noire malice qui en font de cruelles prophéties parfois rejointes ou dépassées par la réalité. Dans la toute récente quatrième saison de Black Mirror, c’est ainsi la surveillance obsessionnelle de cette mère, qui accepte que les faits et gestes de sa petite fille, qu’elle élève seule, apparaissent sur sa tablette connectée à l’implant cérébral de l’enfant, jusqu'à ce que l'adolescente émancipée se révolte contre cette sollicitude intrusive. Ou, plus effrayant encore : ce système de gestion centralisé des relations amoureuses, dans une société dystopique, qui détermine par algorithme le choix de vos partenaires, fixe la durée (complètement arbitraire) des relations et pousse finalement deux amoureux, séparés par décision de la Machine, à casser le code, etc. 

 

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Quand le noir a couleur d’exorcisme 

La noirceur est partie du monde, qu’on trouve à tous les coins de rue de la grande ville Littérature, chez James Ellroy ou chez Robin Cook, chez Patricia Highsmith ou chez Jo Nesbø, entre tant d’autres, mais tous ces auteurs disent la noirceur du réel parce qu’ils en souffrent, et la suent parce qu’ils la sentent. 

À lire J’étais Dora Suarez de Robin Cook, on en prend ainsi plein les tripes et le cœur en ressentant physiquement l’horreur du crime de sang – ce qui n’arrive jamais dans les Microfictions 2018 de Régis Jauffret. 

Or, à propos de sang, je me rappelle enfin qu’en 1989, après la parution de la traduction français de Catastrophes, sans doute le plus noir tableau qui soit du monde contemporain mis à mal par la folie de notre espèce, le besoin de rencontrer Patricia Highsmith, pour lui manifester ma reconnaissance, me fit me pointer dans le hameau tessinois d’Aurigeno où elle vivait seule dans une toute petite maison de pierre, et c’est alors qu’après une longue conversation à voix très douce, elle m’expliqua que l’absence du moindre poste de télé, chez elle, était motivée par son irrépressible peur du sang… 

 Régis Jauffret. Microfictions 2018. Gallimard, 1020p. 

 Black Mirror, 4 saisons, 19 épisodes. A voir sur Netflix.


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