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Eve

Publié le 07 juillet 2008 par Cameron

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Crédit photo : Esteban Zia/FlickR

Je suis mort. Ou plutôt, nous sommes morts. Car si je suis mort, alors tout le monde l’est aussi pour moi, même si tout le monde est vivant.

Je suis mort.

Tu es vivante.

Quelque part, quelqu’un a dû rayer la mauvaise ligne sur le livre de vie. Il y a eu une erreur, je n’arrête pas de le répéter. Je n’étais pas censé mourir avant toi, il restait tant à faire, tant à changer de nos deux existences mêlées. C’est moi qui devais construire notre mausolée.

Je suis mort. Ils m’ont placé dans le tube bleu de la non existence, et ils m’ont laissé là. Peut-être que plus personne ne sait où je me trouve, peut-être que tout le monde m’a oublié. Peut-être que toi aussi tu m’as oublié.

Mais je suis celui qui sait. J’ai gravé signe à signe la trace de la vie dans le réceptacle que tu m’offrais, je possède l’origine de tous et tout sur cette terre. Pourquoi suis-je mort ? C’est toi qui devrais être allongée là, à ma place, sous les projecteurs blancs, c’est toi dont on devrait disséquer les chairs et assécher le cerveau. Je ne suis pas fou. J’ai choisi le seul matériau durable comme cocon de notre survie, je t’ai insufflé la source du souffle humain. Ils ne le savent pas ? Personne ne leur a dit que je n’étais pas le cobaye ? C’est du plastique qui a régénéré ma peau, ce sont des animaux qui ont remplacé mes organes, je ne suis ni de chair ni de sang, je ne peux pas rester mort à attendre qu’ils m’ouvrent pour s’en apercevoir. Tu dois faire quelque chose. Tu dois remettre le déroulement des événements dans le bon sens.

Est-ce que tu te souviens ? Non, bien sûr, tu ne peux pas. Je ne t’ai pas donné le moyen d’emmagasiner les expériences. Mais il y a forcément quelque chose de moi qui est passé en toi, lorsque nous avons conçu. Cela se passait ainsi, dans l’ancien temps. Donner ou prendre, on ne faisait pas la différence. Tiens, là, ils sont en train de découper la couche externe de ma peau, juste sous le creux du coude ; ils ne vont pas tarder à atteindre l’exosquelette, leurs instruments n’y suffiront pas. Je me demande s’ils ont vraiment prévu la suite. Ils peuvent creuser jusqu’aux tréfonds, ils ne trouveront rien. Je ne suis pas le cobaye ! Je ne suis pas censé être mort !

Ou alors, ils ont changé de plan. C’est vrai, nous avons tenu tous nos travaux secrets, ils ne savent sans doute pas ce que nous avons imaginé, toi et moi. Ils ne savent pas ce que tu portes. D’ailleurs, même si nous le leur avions dit, ils ne nous auraient pas cru. Sur quelle machine m’ont-ils branché ? C’est fou, je n’arrive pas à les voir, pourtant ils opèrent au toucher, à l’ancienne, ils attaquent mon corps comme un objet solide, ils explorent une réalité qui n’est faite que de bric et de broc. Non, je n’ai pas contrevenu à la loi. J’ai remplacé mon dernier organe il y a déjà 5 ans, c’était le foie, et les fibres ont été digérées selon les principes de la reconstitution perpétuelle. Il ne reste plus rien d’origine dans mon corps, je suis entièrement labellisé. Qu’est-ce qu’ils recherchent, pour l’amour du ciel ?

A moins qu’ils n’aient des soupçons. Nous sommes si prêts du but, ton état n’est sans doute pas passé inaperçu malgré mes efforts. Ils me démontent pour mieux resserrer les rouages, je suppose. Car ils voudront savoir, ils voudront savoir comment j’ai fait pour créer la vie à partir de nous deux, sans eux. Et je ne le leur expliquerai jamais. Je suis celui qui tient entre ses mains le secret de la régénérescence, ils sont fous s’ils pensent que je leur laisserais le loisir de comprendre ce que j’ai fait de toi. Je sais tout ce qu’ils ont effacé au cours des années, vois-tu. C’est pour cette raison que je devais te trouver, toi et nulle autre, parce que ton corps est demeuré à l’abri d’eux jusque dans le plus infime de ses dysfonctionnements. Ils ne comprendront pas pourquoi je t’ai choisie, ils te verront comme les y contraint notre monde : comme un monstre. Une créature imparfaite dont il faut remodeler les déficiences. Bien sûr, tu es exactement cela, tu es l’illustration incarnée de l’erreur de la nature, avec ton corps de fabrication directe et ta filiation préservée. Mais voilà, il fallait un berceau usé pour implanter la graine de l’avenir. Cela, ils ont été incapables de le comprendre. Alors que moi, moi, j’ai su ! Je t’ai trouvée ! Je t’ai utilisée ! Et nous allons réussir. S’ils ne charcutent pas tous les éléments de mon corps, nous allons réussir. J’ai toujours affirmé que la mémoire des muscles avait son importance dans le processus de reconstruction biologique, il ne faudrait que, parce que je suis mort, on en profite pour remplacer en moi jusqu’au moindre tuyau.

Je suis mort. N’est-ce-pas ? Je veux dire, ceci n’est pas un cauchemar que je fais, ceci est bien la réalité ?

Parle-leur de la chose. Dis-leur que tu la portes. Dis-leur que nous l’avons fabriquée ensemble, sans instruments ni cabines, sans rien d’autre que nos fluides corporels enchevêtrés. Dis-leur que nous avons utilisé le seul bout de moi encore pur, celui que j’ai préservé si longtemps dans l’attente de cet ultime moment, celui qu’eux-mêmes se sont acharnés à détruire chez chacun de nous. J’ai tout reconstitué de mon corps, c’est vrai, mais j’ai conservé le tien intact. Comme une parfaite matrice. Comme l’unique matrice de la race humaine. S’ils me découpent, ils ne sauront jamais ce qui vient de moi, dans la chose qui grandit en toi. Ni ce que tu lui auras donné de ton origine.

Est-ce qu’ils ont compris pourquoi je t’ai appelée Eve ?

Pourquoi continuent-ils ? Pourquoi séparent-ils mes membres du reste de mon corps ? Les uns et l’autre ne m’appartiennent pas, de toute façon, ils sont bien placés pour le savoir. A moins que je sois dans l’usine de recyclage, oui, c’est vrai, je n’avais pas pensé à ça. J’ai toujours détesté cet endroit, pour être honnête. Même quand je suis venu m’y fournir, je n’ai pas aimé devoir choisir sur pièces les compléments corporels. J’avais suggéré à ma toute première visite qu’ils se contentent de projeter sur écran la traçabilité des rouages les plus sensibles, mais il paraît qu’en fait les gens sont curieux. Ils préfèrent savoir. Moi, franchement, ça m’a toujours paru idiot comme manière de raisonner. A moins de se mettre des étiquettes sur tout le corps, on finit par oublier la provenance des morceaux, non ? Ou alors, on devient fou.

Est-ce que je suis fou ?

Qu’ils désossent donc. Dans le fond, ça m’est égal. Même branché, je peux à loisir contempler mon triomphe. Même branché, je reste plus vivant qu’eux. Tu sais, ton tombeau sera notre gloire proclamée. Tant que tu vis, tu es certes un échec incompréhensible, l’aberration de notre époque, la ligne de faille de la science. Mais tu finiras par crever, contrairement à nous. Nous n’aurons même pas besoin de t’y aider, nous, quelle étrange expression, nous « laisserons faire la nature ». Et tu deviendras alors l’ultime réceptacle de la race humaine. Ton nom sera célèbre pour avoir porté, alors que tous l’ignoraient, un morceau de nous deux en construction. Rends-toi compte de ce prodige ! Même si c’est moi qu’ils ont allongé sur cette table, j’ai déjà pris soin de consigner les éléments de notre travail. Ils n’auront qu’à ouvrir mes carnets pour découvrir ce que j’ai réussi à faire seul dans mon coin, en maniant des matériaux biologiques impurs et non modifiés qu’eux-mêmes auraient sans doute brûlés, à ma place. Je suis mort, probablement, mais cela m’importe peu. J’ai gravé ma marque dans ta chair, personne ne pourra l’extirper, à présent. Et quand ils m’auront remodelé, un peu de mon ancien moi survivra grâce à toi, si tout a bien fonctionné lors de l’implantation. Je sais qu’à tes yeux, ce n’est sans doute pas une consolation

Mais peut-être que toi aussi tu es morte. Oui, peut-être qu’ils t’ont placée dans une autre stase et qu’en ce moment même, ils sont en train de sortir la chose. C’est trop tôt ! Beaucoup trop tôt ! Il faut attendre, tu n’es pas prête, ni la chose, je le sais, je l’ai lu. J’ai même lu que parfois, quand on attend suffisamment longtemps, la chose finit par sortir toute seule, comme si elle possédait une espèce de signal primaire qui lui indiquait le moment de jaillir. J’avais l’intention de t’opérer bien avant que ça n’arrive, évidemment, mais pas maintenant, pas déjà. Ils vont sacrifier la chose. Tu en es la matrice, séparée de toi, elle va … bien, elle va crever, comme on disait autrefois. Nous deux, nous serons morts, mais elle, elle va crever. Tout sera perdu.

Et toi aussi, tu seras perdue. Parce que je t’ai préservée telle quelle depuis le premier jour, alors cela signifie qu’ils ne pourront rien remplacer, ton corps rejettera tous les greffons, ton cerveau brûlera tous les sérums de compensation. Ô pardonne-moi ! C’est moi qui aurais dû être à leur place. Je t’aurais laissée partir, tu sais, une fois la chose extraite. Je n’aurais pas essayé de te reconstruire, parce que j’aurais su, parce que je sais, moi, et moi seul, que tu es parfaite. Bien sûr cela aurait signifié te perdre, mais la chose m’aurait permis de comprendre comment créer une nouvelle matrice. Nous aurions eu d’autres échantillons purs à notre disposition. S’ils te font crever, où vais-je trouver les matériaux pour notre prochain essai ? Il n’y en a plus, je le sais, j’ai cherché sur la planète entière quelqu’un d’autre que toi qui serait comme toi. J’ai cherché toute ma vie. J’ai même usé plusieurs corps dans ce seul but.

Ca y est, j’ai compris ! Je suis mort parce que l’expérience a échoué. Ils me démembrent pour le recyclage, mais je ne suis pas concerné en tant que tel, ils appliquent les règles. Ils ont d’ailleurs déjà dû changer mon lobe droit, cela expliquerait que je n’arrive pas à me souvenir de ce qui s’est passé. Quelque chose a sans doute mal fonctionné dans le processus d’implantation de la chose, ou alors c’est ton corps à toi qui a rejeté l’élément étranger. Pourtant nous avions pris toutes les précautions nécessaires, j’en suis sûr ; il y avait de toi et de moi dans le fluide qui a servi à te remplir, ton organisme aurait dû reconnaître au moins ce qu’il avait lui-même fabriqué. A moins que ce ne fut de ma faute ? C’est mon fluide qui a posé problème ? Mais cela aussi, j’y avais pensé. Je l’ai conservé à l’abri depuis presque cinquante ans, bien avant de subir la moindre modification. Il est d’origine, lui aussi. Le tout était de trouver un corps susceptible de le recevoir, un corps comme le tien. Pur.

En tous cas, il ne peut y avoir qu’une seule explication au fait que je sois ici, en pleine usine. J’ai échoué. Nous avons échoué. Qu’ont-ils fait de toi, après t’avoir démembrée ? Aucune chance qu’ils puissent réutiliser tes organes, la vie les a usés bien plus que les notres, tout a dû partir en containers stériles. J’espère qu’ils ont au moins conservé des échantillons de la chose, dans tout ce désastre. Ca m’éviterait de devoir repartir à la recherche d’un hôte sain pour une nouvelle incubation. D’ailleurs, je suis pratiquement certain que tu étais la dernière. La dernière préservée de notre race. Quel gâchis, quand même. Je t’avais appelée Eve. Je t’avais laissée choisir le nom de la chose.

Une minute. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils vident mon corps comme un poisson ! Ils aspirent tout, mais enfin, je ne vais plus être que destiné à remplacer une enveloppe s’ils continuent. Ils ne peuvent pas faire ça, je suis juste mort ! Il faut que quelqu’un les arrête avant qu’ils aient détruit jusqu’au moindre de mes fluides, il faut que quelqu’un les empêche de jeter le patrimoine de notre race ! Qui a pu décider une mesure si drastique ? Qui me condamne à la non-vie physique ?

On peut tout remettre dans le bon sens, je le leur ai expliqué, pourtant ! Ce n’est pas si loin, cinquante ans. Nous avons une chance, une petite chance, de retrouver l’origine de tout, seulement il faut qu’ils me laissent continuer. Je savais bien que ce serait dangereux, j’ai accepté les risques, j’ai même mis en jeu mon propre corps pour parvenir enfin au but. Parce que j’ai entendu le cœur de la chose ! Eve, tu ne leur as donc pas dit ? Tu n’as pas exigé d’eux qu’ils posent les mains sur ton ventre, qu’ils sentent bouger en toi ce qui a été autrefois la vie de nos ancêtres ? Ca s’appelle ENGENDRER. C’était comme ça qu’on disait, avant, engendrer. Un mot dont eux ont oublié le sens, mais que j’ai su sortir des âges sombres. Tu es destinée à engendrer, Eve. A redonner corps à la race humaine. Sans laboratoire ni interventions, juste par la loi de la nature, et c’est ainsi que je le voulais, et c’est ainsi que nous pourrons à nouveau disposer de notre pureté génétique originelle. La chose en toi porte le code secret que nous avons dévoyé au fil des recréations. Lorsque tu engendreras, ce sera pour nous rendre l’ADN de toute l’humanité, celui que tant de manipulations ont irrémédiablement faussé. Celui sans lequel, à plus ou moins brève échéance, nous sommes condamnés. Je le leur ai dit et répété, tu sais, j’ai essayé de les convaincre. Sans un échantillon pur, nous n’arriverons pas à neutraliser les effets des transformations qu’a subi le génome humain. La chose sera notre arme ultime pour comprendre, et maîtriser, nos propres errements. Encore un peu de temps, c’est tout ce que je demande. Du temps pour que la chose grandisse en toi. Nous sommes si prêts de réussir, ils ne peuvent pas condamner tout le projet maintenant ! L’enjeu est trop important pour nous, pour la terre. Peut-être que tu ne mèneras pas la chose à son expulsion, mais il suffit de te l’arracher, et nous pourrons alors multiplier les échantillons, les cultiver en laboratoire tant que nous n’aurons pas compris le processus. Je ne dois pas rester mort, Eve, je suis le seul à connaître l’origine de la chose qui grandit en toi. Je suis le seul qui puisse te l’enlever et…

Oh mon Dieu… C’est toi. C’est toi qui m’as mené là. C’est toi qui fait qu’ils me tuent. Eve !

P.S. : ce texte est ma participation au concours de nouvelles Visions du futur (que je n'ai pas gagné !). Il répondait à la citation suivante de Ray Bradbury : "Je n'ai pas essayé de prévoir, mais de prévenir l'avenir". Et je me suis beaucoup amusée en l'écrivant !


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