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Qui a tué Julie Vallance ?

Publié le 30 avril 2018 par Les Alluvions.com

Le 18 avril, j'ai donc regardé La Chambre verte de François Truffaut. Sorti en 1978, ce fut un échec commercial du genre qu'on dit cuisant, et comment s'en étonner quand toute l'histoire tourne autour du culte rendu aux morts par un journaliste, Julien Davenne (interprété par Truffaut lui-même), survivant de la guerre de 14-18 et veuf d'une jeune femme follement aimée. La mort intime, la mort collective se mêlaient pour composer une atmosphère que beaucoup jugèrent morbide. Je la redoutais un peu mais telle ne fut pas mon impression : le morbide est une complaisance dans le macabre, l'ostentation dans les signes tangibles de la mort et de la décrépitude, lividité des chairs et pourriture. Non, c'est bien plutôt la beauté disparue que Truffaut/Davenne tente de fixer en en maintenant vivant le souvenir.
Je me demande d'ailleurs si elle est bien juste cette expression que j'ai employée au-dessus de "culte rendu aux morts", car les morts ne sont pas divinisés, appelés à être retrouvés dans l'au-delà au jour du Jugement. La réaction violente de Davenne au discours du prêtre lors des funérailles de l'épouse de son ami Gérard (il va jusqu'à le foutre dehors) montre assez que Truffaut ne s'inscrit pas du tout dans une perspective chrétienne traditionnelle, même si c'est à l'intérieur d'une ancienne chapelle de cimetière qu'il va édifier son propre mausolée à la mémoire de tous ses disparus.

Qui a tué Julie Vallance ?


La scène suivante montre Davenne se rendant à une vente aux enchères de la famille Vallance, qui n'est autre que la famille de sa femme Julie. Je ne pus m'empêcher de penser au film de John Ford, Qui a tué Liberty Valance ?, sorti en 1962 (m'incitant à imaginer un autre titre pour celui de Truffaut : Qui a tué Julie Vallance ?). Divagation sans doute, mais je remarque que le James Stewart de ce western crépusculaire (prétendu vainqueur du duel qui l'opposait au bandit Valance, alors que le véritable tueur était John Wayne, alias Tom Doniphon), est aussi le héros de Vertigo de Hitchcock, dont Pascal Bonitzer , en 1978, dans Les Cahiers du cinéma, rapprochait "[l]'entreprise passionnelle" de celle de Julien Davenne.

Qui a tué Julie Vallance ?


C'est lors de cette excursion à l'Hôtel des Ventes, à la recherche d'une bague (en argent, en forme de 8) ayant appartenu à sa femme, qu'il fait la rencontre de Cécilia (Nathalie Baye), secrétaire du commissaire-priseur. Juste avant de partir, il regarde deux poupées exposées sur un pilier et Cécilia lui dit alors " Je sais ce que vous pensez. "J'ai déjà vu ça quelque part..." Ce sont des marionnettes napolitaines. " Aucun rapport alors avec le thème du film, et c'est cela même qui m'intrigue. Je me doute que cela n'est pas fortuit et je googlise "marionnettes napolitaines + Truffaut" et bien m'en prend car je débusque alors un article passionnant de Marie Martin et Laurent Véray, La chambre verte de François Truffaut, remake secret du Paradis perdu d'Abel Gance. Du culte des morts à
celui du cinéma
. Qui va enrichir formidablement ma perception du film, que j'ai recommencé à visionner en détail pour composer cet article. En résumé, l'article " vise à démontrer, à travers l'analyse croisée des deux films et de divers documents d'archives, que, davantage qu'une adaptation littéraire affichée de différents thèmes de Henry James, La chambre verte (François Truffaut, 1978) est avant tout le remake secret de Paradis perdu (Abel Gance, 1940). L'aveuglement des critiques à l'époque de la sortie du film de Truffaut invite à réfléchir à la question du secret qui, dans le sillage de la fameuse figure dans le tapis jamesienne, se fonde sur une dénégation truffaldienne et sert de pierre de touche à une ferveur cinéphile conçue sur le modèle du culte des morts mis en scène par les deux films."
Sa lecture m'entraîne alors dans toute une série de réflexions qui me font vite comprendre qu'il me faudra bien plus que le cadre de cette chronique pour en rendre compte, car je croise très vite un autre événement pour moi important de ce jour, à savoir la fin du visionnage de la série Lost. Les correspondances entre la série télévisée et La Chambre verte sont plus que frappantes (la première étant que le film de Gance est nommé en anglais The Lost Paradise).

Qui a tué Julie Vallance ?

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Film en quelque sorte séminal pour Truffaut puisque selon Annette Insdorf (1977, p. 18-19), " le premier souvenir de cinéma de Truffaut remonte à 1939 quand, à l'âge de sept ans, il découvre Paradis perdu." Information modulée par une note de bas de page dans l'article de Marie Martin et Laurent Véray (que je désignerai désormais plus rapidement par MMLV) : Dans leur biographie de Truffaut, Antoine de Baecque et Serge Toubiana (1996, p. 33-34) font état d'un autre premier souvenir de cinéma, datant de l'avant-guerre - où le jeune spectateur voit " une église sur l'écran, un mariage [...] Scène primitive du cinéma de François Truffaut " -, et font montre de plus d'exactitude historique en précisant que le " premier "grand souvenir" ", celui de Paradis perdu, se situe à l'automne 1940 et que Truffaut avait alors huit ans et demi." Une église sur l'écran, c'est aussi l'une des dernières images de Lost, l' église de Los Angeles étant le lieu où les personnages principaux se réunissent après une longue série de flash-sideways, et où Jack Shepard retrouve son père, Christian, près du cercueil retrouvé de celui-ci, qui fonctionne là comme un écho au cercueil de la première scène de La Chambre verte.

Qui a tué Julie Vallance ?


MMLV signalent qu'à la sortie du film, nul critique n'a songé à faire le lien avec le film d'Abel Gance malgré des similitudes troublantes :

"Au-delà de la référence à la Première Guerre mondiale, qui, on le sait, a profondément marqué l'œuvre de Gance, le comportement du personnage principal, Julien Davenne, joué par Truffaut lui-même, n'est pas sans rappeler le poète traumatisé des deux J'accuse de Gance (1918 et 1938), Jean Diaz. Comme ce dernier (voir Véray 2000), Davenne dispose en effet, sur les murs de la chapelle ardente qu'il dédie à " ses morts ", quelques portraits d'" amis " artistes qu'il vénère (Marcel Proust, Jean Cocteau, Maurice Jaubert...). Mais surtout, en accumulant dans une chambre transformée en temple secret tous les objets de Julie, sa femme décédée, il fait exactement comme le Pierre Leblanc (Fernand Gravey) duParadis perdu (1940) du même Gance, qui installe de petits mausolées dans son bureau en souvenir de Janine, son épouse morte en couches pendant qu'il était au front. De par les échos thématiques liés aux désastres de la guerre, de par une mystique commune de la fidélité dans l'amour et la mort, mais surtout à cause de cette coïncidence troublante d'un autel fétichiste en l'honneur d'une aimée disparue,La chambre verte peut apparaître comme le remake inavoué de Paradis perdu."

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