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Pascal David : « On ne traduit pas des mots mais des propos. »

Publié le 03 mai 2018 par Legraoully @LeGraoullyOff

Pascal David : « On ne traduit pas des mots mais des propos. »Professeur des universités et titulaire de la chaire de philosophie à l’Université de Bretagne Occidentale depuis 1996, Pascal David vient de publier chez Gallimard, dans la collection L’infini, une édition française de Martin Heidegger, la vérité sur ses Cahiers noirs, paru en italien à Brescia en 2016 puis en allemand à Berlin en 2017. Une bonne occasion pour revenir sur l’œuvre de Heidegger et sur le métier de traducteur.

On ne va pas revenir sur la sempiternelle polémique concernant l’engagement politique de Heidegger, mais j’aimerais quand même savoir ce que vous ressentez quand on évoque cette affaire devant vous : ça vous agace, ça vous indiffère ou ça vous amuse ?

Aucun des trois. Cet « engagement politique » de Heidegger n’en était pas un : il a adhéré au NSDAP en disant que ça ne visait qu’à faciliter que ses relations de recteur de l’université de Fribourg avec les autorités mais qu’il se refusait à assister à quelque réunion politique que ce soit, il n’a pas eu d’activité militante. De toute façon, il n’est pas tellement question de ça dans ce volume, même si c’est lié : il s’agit de la première analyse rigoureuse des Cahiers noirs, qui sont plutôt des carnets de travail, dans l’état actuel de leur parution. Elle a été menée par Friedrich-Wilhelm Von Herrmann, qui fut le dernier assistant personnel de Heidegger entre 1972 et 1976, et Francesco Alfieri, un moine franciscain installé à Rome.

Il n’y aucune connotation éthique dans le titre Cahiers noirs ?

Pas du tout : c’est dû au fait que leur couverture en toile cirée était noire, c’était donc une appellation commode pour les désigner par leur aspect matériel, mais Heidegger les appelait plutôt des « carnets de notes ». Cela dit, cette appellation n’est peut-être pas dénuée d’arrière-pensées polémiques, et c’est pourquoi je préfère parler de carnets de travail.

Ils n’étaient pas destinés à être publiés ?

Ah si : Heidegger avait entrepris ce travail, souvent pendant les moments d’insomnie, pour recopier le lendemain au propre ce qu’il avait noté la nuit, et ce, depuis le début des années 1930 jusqu’à sa mort. De son vivant, ces cahiers n’ont pas été édités parce qu’il tenait à ce qu’ils soient publiés in fine, c’est-à-dire comme les derniers volumes de l’édition intégrale en cours de publication depuis 1975. Non pas au sens d’un « couronnement de son œuvre » comme on l’a répété naïvement mais parce qu’il estimait que la compréhension de ces Cahiers supposait la connaissance des écrits antérieurs.

Vous êtes un exégète et traducteur de Heidegger très renommé : comment s’est faite votre rencontre avec son œuvre ?

J’ai eu la chance d’avoir comme professeur, en hypokhâgne, François Vezin, qui allait devenir traducteur d’Être et Temps et qui avait été lui-même un élève de Jean Beaufret, lequel a été en dialogue avec Heidegger pendant une trentaine d’années. J’ai donc baigné très tôt dans l’univers de la pensée de Heidegger à laquelle j’ai été initié par quelqu’un qui la connaissait très bien. J’ai également découvert Schelling dans le cadre de ses cours, d’une très haute tenue, au lycée Balzac.

Qu’est-ce que ces Cahiers noirs apportent à la connaissance de la pensée de Heidegger, je veux dire pour quelqu’un qui a déjà lu Être et Temps ?

C’est très différent d’Être et Temps et des Apports à la philosophie car c’est un style beaucoup plus libre : Heidegger n’y est plus du tout dans un style académique, il y a une grande plasticité dans l’expression de la pensée philosophique : quand on aime l’allemand, on entend la langue parlée autrement que dans les écrits antérieurs.

Aucune langue n’est le décalque d’une autre : je suppose donc que quand vous passez d’un passage en allemand à un passage en Italien, vous devez changer de technique…

L’italien, je ne vous l’apprendrai pas, est une langue romane issue du latin, comme le français : il y a donc une grande proximité et le passage de l’italien au français ne présente pas de difficulté philosophique majeure. Pour l’allemand, le problème est différent : c’est une langue organisée tout à fait différemment du français, il y a donc ce que Hölderlin appelait une « gymnastique salutaire », dans le métier de traducteur. Pour restituer quelque chose du mouvement de la pensée dans une autre langue, il faut savoir entendre ce qui est dit. J’ai connu il y a longtemps une collègue latiniste qui disait « comprendre pour traduire et non pas traduire pour comprendre » : de fait, on ne traduit pas des mots, contrairement à ce que croient beaucoup de gens d’une façon un peu positiviste, mais un propos et on ne peut le traduire si on n’entend pas ce qu’il dit dans sa langue. À nous, les traducteurs, de restituer le mieux possible le mouvement de pensée ayant amené ce propos en italien, en allemand ou dans une autre langue.

On sait l’importance que Heidegger accordait aux poètes et on sait aussi que les grands poètes ont souvent été de grands traducteurs : êtes-vous sensible à ce détail qui n’en est pas un ?

Je pense en effet qu’il y a une entente poétique de la langue chez Heidegger et qu’il est absolument impossible d’en faire abstraction. Un certain nombre de traductions « académiques » aplatissent la pensée de Heidegger et la langue française, parlent une langue que personne n’a jamais parlée et ne donnent pas à entendre, dans sa résonance poétique, le propos de Heidegger. Sa pensée est en dialogue permanent avec Hölderlin mais aussi avec bien d’autres poètes : c’est une dimension très importante qui doit guider le traducteur, la langue française a suffisamment de ressources pour y parvenir. Quand je traduis de l’allemand en français, je pense à Balzac, à Flaubert, à Stendhal, à Baudelaire, à Racine, à René Char, à Mallarmé, à Valéry… La fréquentation de tous ces écrivains est un apport extrêmement précieux pour restituer quelque chose de la langue de Heidegger.

Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri, Martin Heidegger, La vérité sur ses Cahiers noirs, traduit de l’italien et de l’allemand par Pascal David, éd. Gallimard, coll. L’infini, 36,50 €

L’ouvrage fera l’objet d’une présentation à la librairie Dialogues (Brest) le jeudi 3 mai à 18h.


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