Magazine Journal intime

Littérature engagée

Publié le 03 juillet 2008 par Ali Devine

La réserve est une petite pièce que se partagent les professeurs d’histoire-géographie et de français. Les premiers y déposent cartes et revues, les seconds y stockent les romans qu’ils achètent par série de 25 pour les faire lire à leurs classes. Je me suis attardé aujourd’hui dans la pièce, parce que j’avais du rangement à y faire (et aussi parce que j’aime son air poussiéreux et solitaire) ; et je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un coup d’œil sur les bouquins choisis par mes collègues. Parmi eux, mon attention a été particulièrement attirée par :

Annie Jay, A la poursuite d’Olympe, Le livre de poche jeunesse. Quatrième de couverture : « A Paris, en 1683, une fille qui choisit la liberté, ça ne se voit pas tous les jours. Fuir le couvent, les sombres intrigues de la cour de Louis XIV et devenir femme du peuple, cela ne se fait pas. Et pourquoi pas ? Pour Olympe, ce n’est que le début de l’aventure. » A côté figure un autre résumé, en petits caractères : « Au 17e siècle, une jeune fille de la noblesse ne peut sortir de sa condition et bouleverse les conventions. Seule la littérature et le talent d’Annie Jay le permettent. »

Olaudah Equiano (adaptation d’Ann Cameron), Le prince esclave (une histoire vraie), Rageot éditeur. « Fils d’un roi africain, Olaudah est enlevé à l’âge de onze ans par des trafiquants d’esclaves. Il découvre la souffrance et les privations sur les navires de guerre et dans les plantations, au service de différents maîtres qui l’achètent et le revendent sans scrupules. Mais Olaudah est bien décidé à reprendre le contrôle de son destin. Au bout du voyage, il y a peut-être la liberté… »

Roald Dahl, Matilda, Folio Junior. « A l’âge de cinq ans, Matilda sait lire et a dévoré tous les classiques de la littérature. Pourtant, son existence est loin d’être facile, entre une mère indifférente, abrutie par la télévision et un père d’une franche malhonnêteté. Sans oublier Mlle Legourdin, la directrice de l’école, personnage redoutable qui voue à tous les enfants une haine implacable… »

Christian Grenier, Virus L. I. V. 3 ou la mort des livres, Le livre de poche jeunesse. « Le gouvernement des Lettrés a interdit les écrans et promu la lecture obligatoire. Face à cette tyrannie, les Zappeurs se révoltent : ces jeunes des banlieues, adeptes de l’image, propagent un virus qui efface les mots à mesure qu’ils sont lus. Seule Allis est capable d’identifier l’inventeur du virus et de trouver un antidote… »

Jules Vallès, L’enfant (extraits), Garnier Flammarion, Etonnants classiques. « Jacques Vingtras est un enfant du XIXe siècle. Fougueux et turbulent, il est souvent malheureux au collège et incompris par ses parents. » Dans le chapitre « Au collège » : « Il donnait, comme tous les collèges, comme toutes les prisons, sur une rue obscure (…) le collège moisit, sue l’ennui et pue l’encre ; les gens qui entrent, ceux qui sortent, éteignent leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline, troubler le silence, déranger l’étude.

Quelle odeur de vieux !... »

Jacques Prévert, Paroles, Folio plus Classiques. Le plus mauvais poète du XXe siècle, coupable de calembours dont Pierre Dac aurait eu honte, est sans doute repêché en raison de son antimilitarisme et de sa haine forcenée de la religion chrétienne.

Emile Zola, Au bonheur des dames, Folio classique. « (…) L’exploit du romancier est d’avoir transformé un épisode de notre histoire économique en aventure romanesque et en intrigue amoureuse. Rien d’idyllique pourtant : le magasin est construit sur un cadavre ensanglanté, et l’argent corrompt tout. Pour Zola, la réussite du grand magasin s’explique par la vanité des bourgeoises et le règne du paraître. (…) »

Hans Peter Richter, Mon ami Frédéric, Hachette Jeunesse. « En Allemagne, avant la guerre, deux enfants sont inséparables. L’un d’eux s’appelle Frédéric. Il est Juif. Mais lorsqu’Hitler prend le pouvoir, en 1933, il a décidé que les Juifs n’ont pas le droit de vivre : on les insulte, on les chasse, et bientôt Frédéric est renvoyé de l’école… »

Victor Hugo, Claude Gueux, Magnard Classiques et contemporains. « Récit court, percutant, Claude Gueux a pour origine un fait divers réel que Victor Hugo transforme en plaidoyer universel. Les élèves trouveront dans cet ouvrage matière à réflexion sur la peine de mort, bien sûr, mais aussi sur les thèmes de la responsabilité, de la dignité, du châtiment...

Ils pourront, grâce au questionnaire, varier leur point de vue (!) et développer leur capacité d’analyse et de raisonnement. »

Didier Daeninckx, Cannibale, Magnard Classiques et contemporains. « Gocéné, le vieux Kanak, a vu beaucoup de choses. Mais il y en a une, plus surprenante que les autres, dont le souvenir le ramène à Paris, en 1931, l’année où les siens furent échangés contre des animaux. On était à la veille de l’inauguration de l’Exposition coloniale et tous les crocodiles du marigot venaient de mourir… Que faire ? Pourquoi ne pas troquer des ‘cannibales’ fraîchement arrivés de Nouvelle-Calédonie contre des reptiles croupissant au fond d’un cirque allemand ?

Didier Daeninckx est connu des collégiens et des lycéens : ses romans savent fouiller l’histoire contemporaine pour y découvrir des épisodes pleins de noirceur et les mêler au suspense. Cannibale, écrit à partir d’un fait divers réel, leur permettra d’aborder les thèmes du colonialisme et de la discrimination raciale, à travers l’histoire méconnue du peuple kanak. (…) »

Kressman Taylor, Inconnu à cette adresse, Hachette jeunesse. « Mon cher Max… Mon cher Martin… Du 12 novembre 1932 au 18 mars 1934, entre l’Allemagne et les Etats-Unis, deux amis s’écrivent. Max, l’Américain, parle de sa solitude depuis le départ de son ami ; Martin, l’Allemand, lui raconte sa nouvelle vie dans une Allemagne qu’il peine à reconnaître tant elle est défigurée par la misère. Au fil des lettres, inexorablement, Martin et Max s’éloignent l’un de l’autre. D’autant que Max est juif… »

Paroles de poilus, Librio. « Des mots déchirants, qui devraient inciter les générations futures au devoir de mémoire, au devoir de vigilance comme au devoir d’humanité… »

Frank Pavloff, Matin brun, Cheyne. « Charlie et son copain vivent une époque trouble, celle de la montée d’un régime politique extrême.

Dans la vie, ils vont d’une façon bien ordinaire : entre bière et belote. Ni des héros ni des purs salauds. Simplement, pour éviter les ennuis, ils détournent les yeux.

Sait-on assez où risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d’entre nous ? »

Daniel Pennac, Kamo, l’agence Babel, Folio junior. Incipit : « Trois sur vingt en anglais ! La mère de Kamo jetait le carnet de notes sur la toile cirée.

-Tu es content de toi ?

Elle le jetait parfois si violemment que Kamo faisait un bond pour éviter le café renversé.

-Mais j’ai eu dix-huit en histoire !

Elle épongeait le café d’un geste circulaire et une seconde tasse fumait aussitôt sous le nez de son fils.

-Tu pourrais bien avoir vingt-cinq sur vingt en histoire, ça ne me ferait pas avaler ton trois en anglais !

C’était leur sujet de dispute favori. Kamo savait se défendre.

-Est-ce que je te demande pourquoi tu t’es fait virer de chez Antibio-pool ?

Antibio-pool, respectable laboratoire pharmaceutique, était le dernier employeur de sa mère. Elle y avait tenu dix jours mais avait fini par expliquer à la clientèle que 95 % des médicaments qu’on y faisait étaient bidon et les 5 % restants vendus dix fois trop cher. »

Fort heureusement, la mère de Kamo retrouve dès la page suivante un emploi dans « un organisme international » (les entreprises françaises, c’est trop beurk) qui s’occupe d’« échanges culturels ». Et du coup elle travaille même de fort bon gré le soir et le dimanche.  

Paroles d’étoiles, Librio, 2002. En ouverture (pages 13-14) : « Il suffirait de presque rien pour que le cauchemar renaisse…

Il suffirait de l’indifférence ou de la vindicte d’un peuple, acculé par l’adversité, accablé par la guerre, le chômage, les privations, la disette et la violence, et qui préférerait étouffer son esprit de résistance et son histoire de liberté pour cultiver l’illusion d’une paix incertaine et soumise. Il suffirait de la sempiternelle lâcheté des hommes de cabinet, de cour et de pouvoir, toujours prêts à vendre leur âme pour entretenir et conserver le privilège de leur rang, la trajectoire de leur carrière, le mirage de leur nom ou de leur position sociale… Il suffirait de cet esprit de compromission, de démission, de consensus et de concessions qui caractérise les démocraties fatiguées… Il suffirait d’un moment d’égarement pour que le peuple n’hésite pas à sacrifier ses marges et ses minorités pour sauver l’essentiel de sa torpeur et de sa tranquillité…

Il serait alors si facile de trouver des coupables et de les accuser de tous les maux… Il serait si facile de classer les hommes et les femmes selon les critères de sexe, de nationalité, de norme, de ‘race’ ou de religion…Il serait si facile de considérer les retraités et les vieillards comme des nantis, comme des privilégiés, comme une espèce parasite stérile et nuisible dont il faudrait accélérer la disparition… 

Alors les enfants d’hier, les enfants du silence, ceux qui n’ont jamais vraiment connu l’enfance, ceux qui virent leur père, leur mère, leurs frères, leurs sœurs, leurs oncles, leurs tantes, leurs cousins, leurs grands-parents, leurs amis partir pour un voyage sans retour, ceux qui ont atteint aujourd’hui un âge que leurs parents n’ont jamais atteint et qui pourrait leur permettre d’être les parents de leurs parents, alors, ces enfants du silence feraient entendre leurs voix ; ils prendraient la parole pour dire aux générations présentes et futures ce qu’ils ont longtemps caché sous le poids de leur souvenir et de leurs souffrances. Ils évoqueraient ce tatouage indélébile, ce matricule qui n’a jamais marqué leur poignet, mais qui s’est inscrit dans leur tête sans qu’ils puissent jamais le décoder… »

Michel Quint, Effroyables jardins, Folio. Avant-dernière page du livre : « Demain, ce sont les heures ultimes du procès d’un type honorable [Maurice Papon], à en croire certains emmédaillés, bien qu’il ait commis, çà et là, sous une autorité autoproclamée ‘gouvernement de l’Etat français’, durant les balbutiements d’une carrière qui commençait au secrétariat de la préfecture de Bordeaux et deviendrait celle d’un grand commis de l’Etat, quelques crimes, mais si fugaces à dire le vrai, si involontaires et si tôt regrettés ! Mais tout de même des crimes contre l’humanité… Parce que Vichy a eu lieu, parce que les parenthèses n’existent pas dans l’Histoire, que l’humanité profonde, la dignité, la conformité au bien moral échappent au droit, à la légalité ! Il me semble ainsi que ce train m’emporte au procès d’un ogre et d’un monstre. Et qu’il est de mon devoir de t’y représenter, papa, ainsi que Gaston, Nicole, Bernd et les autres, ces ombres douloureuses, d’où qu’elles soient, parce que cet homme-là, qui tente de faire de son procès une mascarade, qui joue les pitoyables pitres, aucun des ennemis d’alors ne fut pire et beaucoup d’entre eux l’auraient haï de trahir toute dignité. »

Andrée Chedid, Le message, Garnier Flammarion, Etonnants classiques. « D’une écriture sèche et brûlante, Andrée Chedid (…) scande l’agonie de la guerre, qui fait gémir les corps et sépare les amants. »

Bien sûr, on trouve aussi l’Odyssée, Chrétien de Troyes, le Bourgeois gentilhomme et le colonel Chabert dans la réserve –sans parler de brûlots racistes comme Ali Baba et les quarante voleurs ou Dix petits nègres. Nos collègues, par ailleurs, ne sont pas complètement libres et ils obéissent à des instructions officielles qui établissent une progression conjointe en histoire et en français, ce qui explique qu’on parle de la traite des Noirs en quatrième et de la Shoah en troisième. Mais je suis tout de même surpris par le caractère engagé des lectures préconisées. Mon souvenir d’adolescent est que les œuvres à message sont souvent d’un ennui mortel, a fortiori si elles ont été écrites par un contemporain. Et je m’étonne de ne trouver dans la liste aucun roman de Stevenson, de Jules Verne, d’Alexandre Dumas. A mon avis, dans la balance du plaisir romanesque, cinq pages du Maître de Ballantrae pèsent bien plus que l’ensemble des ouvrages énumérés ci-dessus. En plus, ici, quel credo veut-on faire passer ? Primo, une forme de sagesse gentillette basée sur le pénible et omniprésent devoir de mémoire : la guerre, ça fait beaucoup de victimes, la peine de mort pareil, le racisme, oh la la, et si la deuxième guerre mondiale devait se reproduire un jour, ne dénoncez pas les Juifs, cachez-les plutôt. Bien. Secundo, un message politique de gauche : rejet de l’extrême-droite-et-de-son-discours-de-haine-et-d’exclusion, méfiance maximale -pour ne pas dire plus- face aux mécanismes de l’économie capitaliste, dégoût envers les religions et plus particulièrement le christianisme, etc. Et la laïcité ? N’est-ce pas aussi une injonction à la neutralité politique de l’enseignement ? Tertio, et c’est le plus grave, on trouve dans beaucoup des livres cités une hostilité plus ou moins avouée envers les institutions, quelles qu’elles soient : ce ne sont pas seulement l’Eglise ou l’armée, mais l’Etat, l’école, la famille qui sont présentés comme autant de molochs broyant impitoyablement les individus. Chacun est libre de croire qu'ils le sont, mais je trouve ennuyeux que des fonctionnaires enseignent cela. Je ne réclame pas qu’on en revienne à la littérature scolaire de la troisième République, mais il me paraît patent qu’on est allé trop loin dans la direction opposée.


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