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Jean-Louis Giovannoni | [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant]

Publié le 23 janvier 2019 par Angèle Paoli

Quels que soient ma présentation, mon onctuosité, mon dévouement, je suis persuadé que les gens roteront après m'avoir arrosé d'une Côte-rôtie ou d'un Saint-Joseph. C'est fou comme je me sens à l'étroit, d'un seul coup, dans nos livres de cuisine. Et pourquoi pas un veau à l'estrapade, pris à la hussarde ! Un flanchet ou des côtes premières à la croque-en-sel ! Du direct, quoi, et non de la popote pour ménagère. Quelle chance a la gazelle légère de se faire déchirer, écarteler sur le sol par un vigoureux lion à l'opulente crinière ! Rien à voir avec une cervelle servie avec sa noisette de beurre et son filet de citron. Je me vois en veau à la tartare, usé et cuit sous la selle et pris à pleine bouche par un barbare odorant, sans qu'il descende de cheval. Il est préférable de finir boucané qu'en blanquette avec un bouquet garni lors d'un repas de dimanche après la messe. Aiguillette de canard, poulette, chapon, dindon, tout ça est gentillet et sent la basse-cour, le bec au ras du sol. Je vais finir par aimer les taureaux. Peut-être qu'en fouillant bien, j'en suis un ? Le corps à corps avec le matador, la muleta, et les carmencitas qui crient leur amour au passage des cornes : j'en rêve ! Peut-être que ma viande sera écumeuse et noire, mais au moment de ma mise à mort, je serai dans la bouche de tous les aficionados. Ô mon héros ! je te donnerai deux oreilles, et toute la tête si tu veux, rien que pour faire rougir ta belle aux yeux de jais. Et je serai pour elle, même un bref instant, la mort vaincue, la mort prise à la mort, gagnée dans la poussière de tes pas.
Que de fins possibles ! Pourquoi ai-je choisi de me rompre à la table dominicale comme un pain béni en famille ? Pourquoi n'ai-je pas choisi la lame d'une épée, au milieu des fleurs rouges et des olés ! Chacun son arène. La lame, je la connaîtrai à ma façon. Et tous ces picadors endimanchés me ferrailleront aussi bien qu'un taureau à la fin inépuisable. Certes, je n'aurai pour fleur qu'une gelée de groseilles, mais quel plaisir ce sera de trouver enfin de vraies dents.
Journal d'un veau. Roman intérieur, XVIII, Deyrolle/Verdier, 1996 ; éditions Léo Scheer (deuxième édition), 2005, pp. 101-104.
Jean-Louis Giovannoni  |  [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant]

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