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Sylvie Fabre G. | Une terre commune, deux voyages

Publié le 05 février 2019 par Angèle Paoli

UNE TERRE COMMUNE, DEUX VOYAGES
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O ù vont les poèmes qui nous sont donnés comme parole sans cesse commencée ? Où vont-ils ces adressés, si ce n'est au fond de nous-mêmes, dans ces rêves d'un réel qui nous hante, nous habite mais toujours nous échappe ? Nourris à la pointe de nos regards, au clair-obscur de notre mémoire, gravés dans la pierre du temps, ils nous appellent à les suivre dans l'espace résonnant des mots, vers ou prose, pour y rejoindre la vie vécue mais surtout la vie réinventée qu'offrent aux hommes les voix de l'écriture et de la lecture. Car les poèmes, s'ils comblent un instant l'immense fossé des siècles et la distance qui nous sépare les uns des autres, sont capables de nous conduire à l'orée de la contrée où se bâtissent nos destins, leurs légendes et leurs vérités.

Dans la première partie de Tourbe, Emmanuel Merle évoque une longue marche dont le poème initial révèle le centre et la portée : " Être là. Toute une vie pleine ". Un être-au-monde vécu à travers le bouleversement que suscite en lui le paysage de l'ouest de l'Irlande, lieu de frontière où se rejoignent l'eau, la terre et " l'autre terre, la tourbe / cette pâte qui lève ". Entrer dans son temps cosmique et dans son espace peuplé d'une histoire souvent tragique, et tout devient signes pour celui qui les regarde et les interprète à la mesure d'un vécu-rêvé. L'empreinte des vies passées, les douleurs inscrites en ce sol et ses propres souvenirs du perdu font naître chez le poète le sentiment aigu de l'exil. Éprouvé tel un avant-dire, un avant-lieu, l'île devient le pays où l'enfance, " heureuse ou maudite ", se rejoue. Car à défaut de nous sauver, celle-ci peut seule nous donner la force d'espérer malgré la mort : " Nous irons encore au bois vibrant ", nous promet le poète. Et quand ses figures, père, mère et enfant, montagne, arbres et chien, ressurgissent dans leur gloire et dans leur poussière, nous avançons avec elles, " poussés dans le dos par la vie ".

La marche dans le paysage ouvre la mémoire, la vision et la langue. En Irlande le poète la vit à la fois comme remontée vers le passé - les morts " qui se soulèvent " sont ces hommes et ces enfants victimes d'une des grandes famines du XIXe siècle ainsi que l'atteste l'évocation de la croix dressée au bord du lac Doo Lough - et descente dans le présent puisqu'elle le renvoie à toutes les autres victimes que charrie notre époque. Le lyrisme sobre de son écriture, les images récurrentes du sang et de " la tourbe qui l'aspire ", affrontent les mystères de notre destinée, car, écrit-il, si " chaque nuit verse le sang du ciel / sur la terre ", chaque jour aussi la lumière, la parole du monde, / qui prononce nos ombres passantes / et nous identifie nous est offerte.

Dans le court poème central du recueil, il semble pourtant que la mélancolie gagne sur toute confiance. Et en même temps que le pas du poète, son souffle vital, ralentit, les vers libres se raccourcissent et se groupent en tercets sans ponctuation. L'Irlande devient une terre improbable, " désamarrée ", " une île des morts " qui finit elle-même par disparaître et la traversée de sa lande " un embourbement ". Le corps du narrateur contaminé se transforme à son tour, " pourrissant " et " tourbeux ". L'île des enfances paraît s'éloigner à jamais et c'est sur l'image, saisissante, d'un homme " dos au soleil / dans un cercueil ouvert comme une barque " que se clôt cette partie à la tonalité tragique, toujours à mi-chemin entre rêve et réalité.

La mort qui vient d'être évoquée dans la concrétude du vivant devenant cadavre est bien l'absolu réel pour Emmanuel Merle, pour qui nulle île, nul ailleurs, n'existe : à l'homme, seule " Reste la terre ", intitulé de la troisième partie dont les vers libres retrouvent plus d'amplitude et une ponctuation mais sans italiques, la tonalité n'étant plus la même, presque apaisée, comme au-delà du désespoir. Le voyage reprend dans une Irlande au " ciel enroché ", mais d'une lumière où les morts et les vivants dansent et pleurent, ensemble pour cette éternité humaine dont parlait Jankélévitch. Le poète établit les liens entre les âges et les cultures en mettant en relation les anciens récits, les légendes celtes et la mythologie grecque qui offrent aux hommes leurs fables et leurs sagesses. Les noms de lieux et de dieux essaiment dans les vers et font lever en nous l'imaginaire et la puissance sonore de la nomination : Aran, Inis Môr, Moher, Cliften, Burren... L'humanité est Une : " La guerre de Troie a eu lieu en Irlande aussi ", nous dit le poète, et le royaume des morts d'Ulysse est une " waste land ". Si les anciens dieux partout " ont émigré ", si la terre est parfois " comme le fond d'un tableau abandonné ", nos mots pourtant continuent à résonner et " l'enfance reparle ". La beauté terrible, magique, du paysage réinvestit le poème. Le poète, qui avance à nouveau dans le présent de sa " plaine de tourbe ", de ses montagnes sous le ciel changeant, nous en brosse un tableau primitif et vivant. En peintre lettré, il note les variations de la lumière : sans fin, comme sont sans fin les migrations des hommes et des arbres sur cette île. En ce royaume voué aux eaux, à l'air et à la pierre il nous fait croire que les mots, plus nus, y circulent mieux, et que l'écart entre soi et le monde, entre soi et l'autre s'y amenuise jusque dans l'amour et la langue. La violence du vent force à " être deux pour rester debout ", nous confie-t-il. Et il remarque que là-bas, comme ici, les hommes qui se savent dans le passage dressent des cairns pour indiquer la direction à ceux qui viendront après. Tourbe, c'est autant l'aube que le crépuscule du monde.


Sylvie Fabre G.  |  Une terre commune, deux voyages

Emmanuel Merle, Tourbe, Éditions Alidades,
Collection Création, 2018.

Car la tourbe, comme la langue, est matière d'origine, conservation de mémoire, embrasement de vie et de mort, tous les poètes en Irlande le sentent. Dans " La Femme de la tourbière blanche ", première partie de La Pierre à 3 visages (d'Irlande) de François Rannou, livre construit autour de trois visages de femmes, le poète évoque lui aussi le sud-ouest de l'île mais dans un temps encore plus ancien. La première qui parle dans ses vers est une autre victime, non de la faim mais d'un châtiment infligé pour une faute qu'elle a oubliée : " Aurais-je volé ou bien / pire encore à leurs yeux sales ? / M'ont enfermée là... ". La tourbe qui l'a engloutie, digérée, " momi fiée ", a donc conservé son corps, il est aujourd'hui arraché par des ouvriers " à forts coups de bêche ", et c'est sa voix surgie des ténèbres qui révèle sa longue attente d'un " baiser " ressuscitant. Symbole d'une nouvelle naissance, aussi brutale que miraculeuse, le poète restitue son long monologue à la première personne où l'amour devient éveil du sommeil primordial, conscience brûlante. La parole poétique, chez François Rannou comme chez Emmanuel Merle, nous unit à ceux qui nous ont précédés en en prolongeant l'histoire. Mais la typographie en double colonne du poème de François Rannou, mots et phrases scindés par la gouttière qui sépare les deux colonnes, va plus loin, elle entretient l'écho d'une écriture oghamique jadis gravée sur les pierres verticales de l'Irlande ancienne. L'empathie du poète, passée dans le discours imaginé de la femme, double le point de vue interne et introduit dans son texte une oralité plus théâtralisée que purement lyrique.

Passage et entremêlement des temps, " Next Station ", deuxième partie de La Pierre à trois visages, va renforcer la différence des écritures par un retour au présent inscrit dans l'incantation d'un chant jazzy où nous reconnaissons le souffle haletant de notre modernité : " Ce sont les falaises de notre âme qui / s'enfoncent dans le rythme du temps Beat Beat Beat ces lignes re- / pliées délivrées quelles en sont / les épiphanies ? ", écrit François Rannou qui trouve une langue, une prose aux effets sonores pour épouser l'énigme de la vie et le foisonnement des voix qui se croisent. Moins de lyrisme, du quotidien et une tout autre rythmique, ajoutés à peu de nature et un espace urbain absent chez Emmanuel Merle. La déambulation du narrateur entre rêve et réalité se fait dans une Irlande où le voyage est d'abord saisie d'un réel familier qui surgit, file, craque, se dérobe, noie " les mots dans la tête ". Stations, trains et taxis, ponts, rues et bâtiments glissent ou se télescopent, des dialogues se doublent s'attrapent, les silhouettes des passants, les amants s'y fondent, et dans la baie de Dublin la mer au loin se perçoit " comme une lanterne magique ". La rencontre sensuelle et mélancolique de la femme et du narrateur, vécue ou imaginée, sauve-t-elle " quelque chose de l'oubli du rêve " quand les mots de chacun luttent contre la solitude et la séparation, contre le vide et la fin de l'enfance dont parle le poème en italiques de Brian Lynch ? Il fournit en tout cas quelques clefs sur les métamorphoses de l'être et les portes laissées battantes. L'entièreté du chant central s'apparente alors à la pierre dressée " sous le vent " où est gravée l'histoire de notre humaine présence.

La dernière partie du livre (" La pierre à trois visages "), comme déjà la première, est la mise en œuvre d'une écriture avec la lecture " dans son mouvement ", ce à quoi François Rannou nous a habitués dans d'autres textes. Il aère la verticalité des vers en augmentant l'interlignage, encadre celle-ci par deux proses horizontales (l'une en romain en tête de page, l'autre en italique en pied de page) pour que le poème mette en branle ensemble les différentes modalités de sa parole et la manière de les déployer dans la polyphonie. Trois visages, trois voix s'y déroulent, celle du narrateur, celle du poète qui réfléchit sur le poème en train de s'écrire - " notre bouche, dit-il, nous prononce mais notre parole est toujours de l'autre côté, dehors toujours " - et celle de la femme, la vivante, qui elle se réclame " d'une mémoire plus ancienne et plus fraîche que celle de nos gestes ". Sur l'échelle de la beauté et de l'amour en leur quête, la voix poétique et amoureuse, nous souffle le poète, se tient un instant au moins hors " des flux économiques ", hors du temps circonscrit. La femme attend " la lumière " quand le poète espère la création, " les fraîches algues syntaxiques ", et s'invente la " chorégraphie intérieure " où les mots seraient ses alliés, de l'autre côté du gouffre où le monde, la langue et la mort les retiennent. Et c'est comme si, en cette Irlande de tourbe et de vent, se trouvaient réunis en chacun des personnages les conditions pour " rassembler le puzzle ", passer " la porte " grande ouverte cette fois, et toucher ensemble un instant " le point sublime " où il ne peut être pourtant question de demeurer toujours.

Terre d'Irlande, dans ses lieux où se manifestent les morts, où se remémorent, aiment, souffrent et disparaissent les vivants ; dans ses paysages où les éléments se conjuguent avec les voix pour faire entendre ce qui hante, illumine ou fait créer les hommes ; au cœur de son histoire, passée présente, et de ses mythes, deux poètes : Emmanuel Merle, François Rannou. Avec leurs différences langagières et pensives, ils écrivent l'enfance de la vie et de l'écriture, nous invitant à un voyage vécu comme une initiation. Leur poésie, proche pour l'un de la peinture et pour l'autre de la musique, utilise toutes les ressources du vers et de la prose poétique, toute l'intensité de leurs images et de leur chant pour nous ramener à l'essentiel dont chacun porte les preuves et les traces : la beauté violente d'un monde mortel et la nécessité d'une parole pour le dire, l'abîme du temps, l'énigme du mal, l'amour et la douleur inaliénables.


Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
pour Terres de femmes

Sylvie Fabre G.  |  Une terre commune, deux voyages

François Rannou, La Pierre à 3 visages (d'Irlande),
Éditions LansKine, 2018.

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