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Éric Sautou, La Véranda par Angèle Paoli

Publié le 18 février 2019 par Angèle Paoli

CE " PRESQUE RIEN À SE DIRE "

E xiste-t-il un lieu plus propice à la rêverie qu'une véranda ? Dans l'imaginaire de tout un chacun, rêve et véranda sont corrélés. En premier lieu, par l'envol du V et la vibration du R. Une balancelle entre le dedans et le dehors. Entre l'intime et l'étendu. Entre des mondes poreux dont les frontières s'estompent, qui laissent toujours filtrer un rai de lumière. Qui dit véranda dit aussi exubérance florale, chaleur tiède, même au plus vif de l'hiver. La véranda, ses verrières qui captent et le jour et la nuit, convoquent l'exotisme d'un monde floral odoriférant et une démultiplication amplifiée de l'univers.

Mais rien de semblable dans la véranda d'Éric Sautou. La véranda du poète s'ouvre sur un exergue singulier, à deux personnages claudicants dont les voix ne se rencontrent pas :

" Voix du rêve, dis-moi ton nom -

(mais Voix-du-Rêve ne peut rien) "

Cela déjà est un indice fort.

Par-delà, les feuilles que l'on y trouve sont souvent (tombées). Comme les fleurs. Et la pluie y est davantage présente que le soleil. C'est que le recueil intitulé La Véranda est une embarcation fragile habitée par les souvenirs liés à la mère défunte, à qui le livre est dédié. " En souvenir de Marcelle Sautou (1928-2014) ". Jadis occupée par la mère, la véranda est ce lieu habité par la mémoire d'un temps arrêté. Depuis longtemps. Sur la solitude et sur la lenteur, sur la répétition des menus gestes du quotidien, sur une semblance de silence et de suspens. Sur l'attente infinie du fils. Et sur l'appréhension de son départ.

" (c'est toi qui me manques qui me manques le plus) "

" (mais tu t'en vas déjà) ".

Le temps appartient au passé, un passé perdu dans le lointain :

" (c'était il y a déjà longtemps) ".

Un passé auquel s'est substitué un présent réduit par la vieillesse à une effluence insipide, enclose dans une monotonie qui efface :

" est-ce que je dors

est-ce que je vis "

confie la mère. Et s'effacent ses certitudes. Ce qu'elle est, ce qu'il est. Ce qui compte pour elle est pourtant qu'il soit là. Se contenter de sa présence. Lire ensemble côte à côte. Cette simplicité-là. Est-ce ce qui la rattache à la vie, à elle-même ? À lui ?

Ainsi, tout, dans la véranda de la mère, est-il empoissé dans le ralenti d'un temps qui passe à l'identique sans que jamais rien ne se passe vraiment. Tout semble être pris dans une sorte d'engluement qui génère le recommencement du même. La répétition inchangée de ce peu dont sont tissés les jours. Ce qu'il reste d'une vie, d'un partage ancien - " d'avoir été deux nous sommes " - se résume à peu de mots. Les mots eux-mêmes se sont absentés. Restent " les feuilles "/" les fleurs "/" la pluie "/" l'arbre (un olivier) "/" les choses "/" les jours "/" le jardin "... Avec l'absence du fils, le vieillissement, le sentiment d'une vie devenue sans objet, insignifiante. Avec, pour unique horizon, la mort.

La mort est comme la pluie. Elle se manifeste par effleurements " (c'est à peine s'il pleut) " ; à peine suggérée, la mort :

" il n'est ici que tristesse attendre que frôle (que frôle) ".

La mort est une passagère furtive. Jamais elle ne s'attarde. Mais elle revient, jour après jour.

" la mort

est une idée qui passe (et puis le jour d'après) ".

Quant à l'échange avec le fils, il se fait davantage dans le silence qu'avec des mots :

" presque rien à se dire

nous étions

mère et fils et c'était

arrivé ".

Parfois, dans le reproche de ces mots à lui, qui les éloignent plutôt qu'ils ne les rapprochent, tant l'univers du fils est une énigme :

" tu écris bien des choses mais ça ne sert à rien

qu'à dormir

ou pleurer (qu'à dormir ou pleurer parfois) ".

Pourtant ce peu qui faisait la trame indistincte des jours, la mère en éprouve le regret ; avec, noués à la gorge, les mots de cet aveu douloureux mais tellement émouvant :

" tu sais je regrette

mais maintenant vraiment tout ça

oh tu sais vraiment tout ça

que tout ça disparaisse ".

Ce qui étreint dans la poésie de ce recueil, qui étreint au-delà de ce que nous percevons de la relation qui unit la mère et le fils, au-delà de l'émotion tendre, douce-amère, que cette relation suscite chez le lecteur, c'est la fascination qu'exerce sur la sensibilité du lecteur le jeu des répétitions et leur écho affaibli par les parenthèses. Toute la complexité de ce travail de canevas nostalgique tient dans le contraste entre l'extrême économie des moyens (brièveté des strophes, brièveté extrême du vers, extrême simplicité du vocabulaire et de la syntaxe) et la subtilité qu'entretiennent avec elle répétitions et parenthèses.

Le poète répète, inlassablement, les mêmes mots. Il les reprend, parfois leur ajoutant une variante ou apportant une infime modification, un mot, à peine ; parfois en complétant de plusieurs mots proches par leurs consonances. La parenthèse fait partie de ces reprises. Elle est susurrement. Chuchotement du même, de peur de... Peut-être. Peur de troubler la litanie des jours, la litanie de ce qui tombe ; de ce qui n'est plus. Mais qui se poursuit dans le mouvement présent de la chute, ce mouvement de tomber qui enserre avec lui le mot " tombe ". On ne sait plus au juste ce qui tombe. Fleurs/feuilles/jours/choses. Séparément et ensemble.

" c'était il y a déjà longtemps où les choses

qui tombent

(les choses ou bien les jours)

les choses ou bien les jours les feuilles

(tombés) ".

Le poète raboute parfois de nouveaux syntagmes aux syntagmes déjà utilisés. Ce qui - par-delà l'effet d'écho qui se prolonge - crée un effet de labyrinthe sonore dans lequel on se perd.

" personne n'est là je ne sais pas

comment je fais plus le temps passe

ce que je dis parfois je ne sais pas

comment je fais plus le temps passe ce que je fais je ne sais pas ".

Il arrive que la pensée trébuche sur une ellipse qui laisse la phrase en suspens mais qui rebondit trois vers plus bas, par la répétition d'un même segment. Ainsi de cet ensemble de vers :

" c'est un autre jour de demain c'est difficile

nous allons vers les choses qui elles aussi

de simples feuilles

et fleurs

qui elles aussi ".

Je ne sais pourquoi cette écriture, ce " presque rien à se dire ", m'émeut tant. Sans doute en raison de la tonalité en mode mineur de ce recueil qui se clôt sur ce "je-ne-sais-quoi"* nommé silence.

" deux chaises dans

la véranda ".

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

___________
NOTE d'AP : j'emprunte délibérément ce "je-ne-sais-quoi" au philosophe Vladimir Jankélévitch.


Éric Sautou, La Véranda  par Angèle Paoli



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