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Le Rêve chinois des amnésiques

Publié le 20 février 2019 par Jlk

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Contre ceux qui, à la manière honteuse du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer,  estiment qu’il faut «tirer un trait» sur les tragédies vécues par son peuple, l’écrivain Ma Jian, exilé à Londres, après «Le coma de Pékin» inspiré par le massacre de Tian’anmen, publie une satire romanesque carabinée, sous le titre de «China Dream», visant directement  l’aliénation  communiste et, indirectement, le rêve consumériste à l’occidentale.

Que se passait-il dans la tête du président Xi Jinping lorsque, le 17 janvier 2017, au Forum économique mondial de Davos, ce pur et dur communiste chinois fit l’éloge du libre-échange devant un parterre de capitalistes durs et purs  qui s’en trouvèrent apparemment enchantés ?

Se poser la question revient à se demander ce qui se passait dans la tête du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer quand, en visite à Pékin en 2013,  il affirma crânement que, s’agissant du massacre de Tian’anmen, en 1989, il était temps de «tirer un trait» sur cette page «tournée depuis longtemps». Et l’on imagine, passant en battant de ses deux ailes, l’ange Win-Win invoqué in petto par les deux présidents.

Dans la foulée, je me rappelle que le boss du parti UDC auquel est affilé Ueli Maurer, un certain Christoph Blocher, n’aura pas attendu ces années de prescription pour «tirer un trait» sur les pages  des plus sombres années du maoïsme, ayant été l’un des premiers industriels suisses à composer commercialement avec la Chine communiste sous le même battement d’ailes de l’ange Win-Win.

Or plutôt que d’emboîter le pas de ceux qui «dénoncent» à trop bon compte de telles situations, je me suis rappelé, en scrutant les images d’archives de l’arrivée de Xi Jinping en Suisse, accueilli en grand pompe par nos autorités radieuses, Doris Leuthard en tête, que, bien des années avant de se faire sacrer président «à vie» de la Chine communiste acquise au capitalisme d’Etat, Xi Jinping, en tant que fils de haut dignitaire déchu, avait connu les pires humiliations morales et physiques, au titre de la Punition et de la Rééducation, non sans participer lui-même à la Rééducation et à la Punition de son père et à la sienne propre, qui ont fait de lui ce que son visage actuel ne montre à vrai dire guère.

Au côté de sa jeune femme, sûrement déclarée «sympa» par Doris Leuthard, Xi Jinping me rappelle plutôt, sur le tarmac de l’aéroport, mon propre père revenant, sanglé dans le même genre de pardessus confortable et seyant, d’un voyage d’agrément offert par sa compagnie d’assurances  à ses inspecteurs méritants, et la comparaison me semble révélatrice en terme de ressemblance humaine: Xi Jiping inspecteur de La Chinoise-Assurances, et pourquoi pas ?

Il va de soi que je fais la différence entre cet homme, qui est à peu près mon contemporain de par sa naissance, deuxième fils de quatre enfants (comme je le suis moi-même) et mon cher père qui n’aura certes pas connu la gloire ni commis le moindre crime par devoir d’État, mais n’empêche !   Ainsi revois-je mon père, en 1974, lisant le soir Prisonnier de Maosous la lampe de la véranda de notre maison familiale. Cinq ans plus tôt, farouche gauchiste de dix-neuf ans, j’avais découvert le socialisme réel en Pologne, où j’avais tenté d’expliquer à nos hôtes que le communisme accompli serait tout autre chose que ce qu’ils vivaient alors, mais je me suis bien gardé de répéter cette formule anesthésiante à mon père à la fois effaré et abattu par le témoignage de Jean Pasqualini, car je découvrais, de mon côté, le premier aperçu non moins accablant  de la «Révolution culturelle» publié en Occident, intitulé Les Habits neufs du Président Mao et signé Simon Leys, taxé par mes anciens camarades ralliés au maoïsme d’agent américain notoire, à l’imitation d’une certaine intelligentsia occidentale.

Un peu avant ma vingtième année, ainsi, la revue Tel Quelm’avait semblé, à moi tendre lettreux gauchisant, le nec plusd’une vivacité intellectuelle et littéraire épatante, dont les textes incompréhensibles me semblaient formidables. Or ladite revue était «maoïste» à outrance. Puis mes yeux se sont ouverts et j’ai pris conscience de  la pitoyable jobardise des intellectuels  parisiens en leur fonction d’idiots utiles rappelant la crédulité béate de Jean-Paul Sartre devant Fidel Castro ou, une ou deux décennies plus tôt, la servilité lyrique de Louis Aragon au pied de Staline.

Et voici ce que, quarante ans plus tard, en 2008, Simon Leys écrivait dans la préface de la réédition des Habits neufs du Président Mao : «La Chine a connu ces dernières années de prodigieuses transformations. Elle est en passe de devenir une super-puissance – sinon lasuper-Puissance. Dans ce cas, elle sera – chose inouïe – une super-puissance amnésique. Car, jusqu’à présent, sa miraculeuse métamorphose s’effectue sans mettre en question l’absolu monopole que le Parti communiste continue à exercer sur le pouvoir politique, et sans toucher à l’image tutélaire du président Mao, symbole et clé-de-voûte du régime. Et le corollaire de ces deux impératifs est la nécessité de censurer la vérité historique de la République Populaire depuis sa fondation : interdiction absolue de faire l’Histoire du maoïsme en action – les purges sanglantes des années cinquante, la gigantesque famine créée par Mao (dans un accès de délire idéologique) au débit des années soixante, et enfin le monstrueux désastre de la «Révolution culturelle» (1966-1976). Treize ans après la mort du despote, le massacre de Tian’anmen (4 juin 1989) est encore survenu comme un post scriptumajouté  par les héritiers, pour marquer leur fidélité au testament laissé par l’ancêtre-fondateur. Mais ces quarante années de tragédies historiques (1949-1989) ont été englouties dans une «trou de mémoire» orwellien: les Chinois qui ont vingt ans aujourd’hui ne disposant d’aucun accès à ces informations-là – il leur est plus facile de découvrir l’histoire moderne de l’Europe ou de l’Amérique, que celle de leur propre pays».Or, au terme de ce même avant-propos, Simon Leys évoquait le livre d’un certain Ma Jan, Le combat de Pékin, dans lequel ce jeune écrivain tentait de s’opposer à ceux qui « tiraient un trait » sur la tragédie de Tian’anmen.

«Sonder les ténèbres » et « dire la vérité»…

Et voilà, dix ans plus tard, que Ma Jian écrit dans l’introduction d’un nouveau roman, China Dream, abordant frontalement le régime de Xi Jinping: «Le rôle de l’écrivain consiste à sonder les ténèbres et, par-dessus tout, à dire la vérité», avant d’ajouter : « Je continue de me réfugier dans la beauté de la langue chinoise et m’en sers pour extraire des souvenirs du brouillard de l’amnésie imposée par l’État, pour tourner en dérision les despotes chinois et me rallier à leurs victimes, tout en sachant bien que dans les horribles dictatures, les gens sont à la fois oppresseurs et oppressés »…

En l’occurrence, on verra par exemple, dans une scène de China Dream tournant à la répression sauvage, des villageois, révoltés par une menace d’expropriation collective décidée par le gouvernement local et des promoteurs corrompus, tenter de résister en invoquant un slogan du président Xi Jping hostile aux expropriations commises avec l’appui de sa police… 

Quant au Rêve Chinois, dont l’idée a été lancée par Xi Jinping lui-même au lendemain de son accession au pouvoir suprême, Ma Jian n’y voit qu’«un beau mensonge de plus concocté par l’État pour effacer les souvenirs douloureux des cerveaux de ses citoyens et les remplacer par des pensées  joyeuses». Or l’observation et le ton cinglant de Ma Jian, qui peuvent rappeler un Alexandre Zinoviev dans la satire antisoviétique de L’Avenir radieux, se singularisent immédiatement par une approche de la réalité  chinoise à l’ère de l’INTERNET, certes surveillé en Chine par un Bureau spécial mais auquel  tout un chacun est en réalité connecté.

C’est ainsi que le protagoniste sexagénaire Ma Daode, nouveau directeur du Rêve Chinois pour la ville de Xiyang dont le bureau est adorné d’une inscription hautement poétique (« JE RÊVE DES FLEURS QUI ÉCLOSENT AU BOUT DE MON PINCEAU»…) ne cesse d’échangersur son smartphone avec l’une ou l’autre de ses douze maîtresses par lui surnommées, non moins poétiquement, les Douze Épingles à cheveux Dorées, tout en subissant les assauts involontaires de sa mémoire d’ado.

Rêves collectifs et cauchemars personnels

De fait, lui qui devrait contribuer à l’effacement de tous les rêves individuels de ses concitoyens, pour imposer le Rêve Chinois, est assailli à tout moment par ses souvenirs de jeunesse rougis par le sang de la guerre civile déclenchée par Mao, poussant  les factions rivales de jeunes gens fanatisés à se combattre tout en terrorisant leurs familles.  

Ainsi ressurgissent, dans la tête de Ma Deode,  des scènes de plus en plus insoutenables alors que le haut dignitaire se trouve bombardé, sur son smartphone, de blagues pornographiques ou de menaces de toute espèce.

Des menaces ? La pire est évidemment celle de la Transparence, qui risque d’être associée à la mise en application  de l’implant du Rêve Chinois auquel il travaille, qui  ferait que tous les souvenirs inavouables de chacun, ses fantasmes et ses  projets « inappropriés » apparaîtront soudain de manière plus brutale que lors des séances d’autocritique les plus féroces.

   Ma Daode est le type même de l’apparatchik monté en grade à force de compromissions et de coups tordus, et pourtant le romancier se garde bien de traiter avec mépris ce pur produit d’une société déchirée entre pauvreté et développement chaotique, fausse vertu publique et cynisme privé.

Moqué par sa femme qui se fiche de ses infidélités, étroitement surveillé par ses rivaux, contraint de planquer dans son duplex de luxe les cadeaux (en principe illégaux) dont on le couvre pour obtenir ses pistons, ce nul de haut vol n’en est pas moins harcelé par ce que Zinoviev appelait «ce machin la conscience», hanté une sa mémoire qui refuse de «tirer un trait» 

Deux scène de China Dream illustrent sa condition de bureaucrate à la fois influent et ligoté par tous ses compromis d’arriviste minable, qui fut sans doute  celle de milliers d’apparatchiks propulsés dans les hautes sphères du pouvoir après avoir participé à l’atroce guerre civile de la Révolution culturelle: la première est celle de la destruction, déjà évoquée, du village, dans lequel il a été accueilli en sa jeunesse par des braves gens qu’il est contraint de trahir tout en se rappelant les souffrances qu’ils ont partagées jadis; et la seconde, insoutenable, le voit revivre mentalement le supplice imposé à son père, obligé de s’agenouiller sur un lit de braises par les Gardes Roges, avant que, le même jour, ses parents se suicident en ingérant un pesticide - lui-même maintenant s’impatientant de « tirer un trait» sur cet atroce souvenir  pour se réfugier dans les draps de sa dernière jeune maîtresse toute poudrée d'occidentalisme, etc.

Poésie et vérité

Tout au long du roman, Ma Jian ne cesse de railler le lyrisme de pacotille émaillant les discours officiels, à commencer par ceux du Directeur  du Rêve Chinois, Ma Daode étant également vice-président de l’Association locale des écrivains; et la plupart de ses messages numériques dégoulinent eux aussi de formules poétiques comme il en ruisselle à vomir sur Facebook…

À cet égard, d’ailleurs, la critique du Rêve Chinois n’est pas sans nous parler, aussi,  des «rêves de masse» de la société de consommation pourrie de matérialisme.

Curieusement, en outre, et malgré le mélange de satire grinçante, sur fond de peur latente forçant au consentement, et d’éléments tragiques remontant par vagues du tréfonds de la mémoire du protagoniste, il émane de ce livre une sorte de lancinante musique ressortissant à ce qu’on pourrait dire, la gorge serrée, de la poésie, comme il y en a chez Orwell (dédicataire du roman) et autres visionnaires contre-utopiques, de Zamiatine à Platonov en passant par Huxley. 

De quelle «poésie» s’agit-il alors plus précisément, à l’opposé de toute enjolivure et de tout le kitsch euphorique officiellement de mise  ? Peut-être, simplement, de celle qui procède d’une écriture scellant  l’adéquation d’une parole sans fard - jusque dans certaine scène de sexe « hard » -  et d’une expérience humaine éprouvée par l’écrivain dans sa chair et au plus vif de sa sensibilité, la vérité nue exorcisant une souffrance commune et traduite en mots qui sonnent juste et vrai, dont il émane une paradoxale beauté.

Enfin l’on ne peut qu’être impressionné, voire ému, par ces mots de Ma Jian l’exilé, interdit de publication dans son pays et dont le nom même ne peut être cité dans aucun journal ou média public: « Malgré tout, je ne me laisse pas encore aller au pessimisme. Je crois encore que la vérité et la beauté sont des forces transcendantes qui survivront aux tyrannies des hommes »…

Ma Jian. China Dream. Traduit de l’anglais par Laurent Baruq, Flammarion, 2o8p, 2019.


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