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Les hommes qui passent

Publié le 03 mars 2019 par Stella

Les hommes qui passent

Il y a, dans la vie, des hommes que l’on croise sans jamais leur adresser la parole. J’en « connais » au moins deux. Le premier, je l’ai côtoyé pendant des années mais ce n’est que sur le tard que je me suis aperçue qu’il habitait deux maisons plus loin. Il était toujours seul. Grand, le dos légèrement voûté, jeune pourtant, il marchait à grandes enjambées sans avoir l’air pressé. Parfois, il avait un sac à provisions au bout du bras, mais c’était rare. Jamais je ne l’ai rencontré rue Mouffetard, où se trouvent l’essentiel des commerces du coin et le supermarché de proximité ; jamais je ne l’ai vu place de la Contrescarpe où – à cette époque – il y avait également boulangerie, charcuterie, boucherie et marchands de légumes et de fromages. Jamais nous n’avons dîné dans le même restaurant, mais j’avoue que je fréquentais peu ceux du quartier. Un soir, c’était un peu avant mon déménagement, à la faveur de la nuit tombante et des lumières qui s’allumaient dans les intérieurs voisins, je l’ai aperçu. J’étais stupéfaite de me rendre compte que c’était lui que je voyais dans cet appartement, légèrement en contrebas du mien. J’ai eu brusquement l’impression d’être dans un monde habité, rassurant et dans le même temps, une inquiétude m’a serré le cœur. Je m’en souviens encore : j’allais quitter un monde que j’avais mis vingt ans à considérer comme le mien, avec des visages, des habitudes, des repères… Je ne partais pourtant pas pour très loin, quelques rues à peine mais j’avais une terrible impression de déracinement et apercevoir inopinément cet inconnu tellement connu, savoir que bientôt je ne verrai plus, m’a emplie alors d’une infinie tristesse. Je ne l’ai jamais revu.

Le second, je l’ai aussi croisé pendant vingt ans. Il était prothésiste dentaire, si j’ai bien compris, dans un laboratoire donnant sur la rue, à deux numéros de mon immeuble actuel. C’était un homme sans âge, je crois lui avoir toujours vu les cheveux poivre-et-sel. Ce n’est que ces dernières années que je me suis rendue compte qu’il avait blanchi. Curieusement, son visage me donnait une impression de déjà vu, comme si je l’avais déjà rencontré ailleurs, mais je ne suis jamais parvenue à me souvenir ni où, ni quand. Au fil du temps et selon les circonstances, j’ai parfois timidement esquissé un petit sourire, voire une sorte de « bonjour » muet, mais il ne m’a jamais répondu. Un jour, j’ai perdu un bouton de veste qui a roulé sous une voiture, devant chez lui. Par chance, il était sur son seuil : je lui ai alors demandé s’il avait un balai… grâce auquel j’ai pu récupérer mon bien. Je l’ai remercié, mais à notre rencontre suivante et alors que je m’apprêtai à le saluer, il m’a regardée fixement l’espace d’un instant, sans un sourire, puis est rentré dans sa boutique. Il semblait ne pas me reconnaître. Je me suis donc gardée de toute manifestation intempestive et le temps a continué à passer, rythmé de nos rencontres fortuites et fréquentes. Il y a quelques semaines, j’ai vu apparaître un panneau « A vendre » sur sa boutique. La retraite, probablement. A nouveau, je me suis sentie un peu triste. Comme si un livre se refermait. C’était encore un pan d’histoire en train de s’achever. Je l’ai revu une fois, qui entrait dans son immeuble. J’en ai déduit qu’il devait aussi habiter là et je me suis sentie comme réconfortée. Mais comme beaucoup de Parisiens en retraite partent vers la province, c’était peut-être notre dernière rencontre.

Souvent les hommes parlent des femmes qu’ils ont croisées, ces passantes qui ne se sont pas retournées, eh bien il y a aussi des hommes qui passent, et qui ne se retournent pas.


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