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Bertrand Visage, Madone par Angèle Paoli

Publié le 18 mars 2019 par Angèle Paoli
Madone. Avec, pour incipit, la description en sept lignes d'une rue totalement déserte, accablée de chaleur, bordée d'églises baroques abandonnées à la ruine sauvage du temps et du désœuvrement. Tout est contenu dans l'intensité de cette composition, parachevée quelques pages plus loin par d'autres notations à l'identique : une rue " bordée de couvents aux volets clos, de palais décatis, de grandes églises à l'abandon, d'escaliers qui ne mènent nulle part. " La description, récurrente, s'inscrit avec une telle force derrière les paupières que le lecteur a le sentiment qu'elle recouvre à elle seule l'intégralité de la scène qui se déroule sur les marches de l'église. Puis qu'elle surplombe et englobe l'ensemble du roman.

Assise sur les marches de l'église dans cette rue qu'elle aime tant (l'église et la rue évoquent pour moi celles de Donnafugata), une jeune femme donne le sein à son bébé. Elle n'a pas de nom connu autre que Madone. Ainsi est nommée la mère à l'enfant, lové contre elle, et faisant corps avec elle. Dans ce décor de " grandes églises jésuites " inondées de lumière, Madone n'est-elle pas une figure archétypale de la " Vierge à l'Enfant ", tableau vivant inscrit à même la pierre ? Une mère à l'enfant de toute éternité, semblable à celles que déclinent les toiles du Rinascimento. Et pourtant, nous ne sommes pas dans un musée mais bel et bien dans un roman. Dans un récit envoutant.

L'histoire, étrange bien que familière, se déroule quelque part dans une ville portuaire de l'Italie du sud, peut-être en Sicile, aux marches de Ragusa, vers Palma di Montechiaro, hantée par le souvenir de Tomasi di Lampedusa. Le roman qui porte le nom de la jeune femme, s'ouvre sur la scène intense d'une mère allaitant son nouveau-né. Il se clôt sur la dernière rencontre d'Hildir Hildirsson avec le " petit Sam ". Hildir ? Un nom qui ne trompe pas. Il est homme du Nord, commandant islandais d'un cargo dépecé, une épave rouillée, échouée dans le port. Le Rio Tagus, délesté de son équipage, est aussi vétuste et déserté que le sont les églises et les palais, à l'autre extrémité de cette ville de Méditerranée. Un point commun entre Hildir et Madone. Car la question se pose du lien qui peut bien réunir, l'espace d'un roman, deux êtres aussi dissemblables.

Rien dans la scène première du récit ne laisse augurer la singulière rencontre qui va se produire. Une rencontre d'autant plus singulière qu'" il ne s'est rien passé ". Rien du moins de ce à quoi le lecteur pourrait s'attendre. Une attente déçue susceptible de surprendre ou bien de déranger. Décalage. Écart. Pourtant, comme dans les contes, ou comme dans les fables les plus extravagantes, l'imprévu aura bien lieu. Qui laisse perplexe lecteur et personnages. Car ni Madone ni Hildir ne soupçonnent ce que cette rencontre inattendue (mais s'agit-il vraiment d'une rencontre ?) va entraîner pour l'un et pour l'autre. Une sorte de transfert imperceptible de la maternité se joue en effet à l'insu de chacun. Le lait de Madone se tarissant subitement, plongeant la mère et son enfant dans un profond désarroi, et Hildir découvrant qu'une sorte de fleur blanchâtre vient s'épanouir sous ses aisselles, maculant d'auréoles indiscrètes le devant de ses chemises. Accablé par la canicule, Hildir est submergé par la honte qui le ronge ; une honte exacerbée par le goût amer que lui laisse le désossement de son bateau, réduit à l'abandon.

Comment Madone peut-elle bien sortir de ce désastre et retrouver la voie lactée qui l'a fuie ? Comment Hildir peut-il exorciser cet épanchement douteux qui se répand sur ses chemises, et trahit aux yeux de tous son mal-être ? Le grand Islandais blond n'en a pas la moindre idée. Quant à Madone, elle s'en va confier sa détresse et les trépignements de son bébé à Alba, la vieille couturière du quartier, qui va jouer, pour elle et pour lui (il lui a confié un travail sur ses chemisettes) le rôle d'une signadora*. C'est qu'Alba a l'expérience des anciens et un savoir qu'elle est seule à détenir. Elle sait interpréter les signes. Les sortilèges, confortés par une compétence avérée dans le domaine de l'âme humaine, n'ont pas de secrets pour elle. Il suffit d'un peu de patience et d'un peu de bon sens. Si Madone veut bien se donner la peine de saisir son propos, si elle suit à la lettre ses conseils, le lait égaré " dans les sables du désert " lui sera restitué. Il réintègrera sa poitrine. Mais il faut d'abord retrouver celui ou celle qui, à son insu, lui a confisqué son bien.

Depuis que la source de son lait s'est tarie, on découvre de Madone, à qui l'on aurait donné le Bon Dieu sans confession, les petites cruautés ; les méchancetés ordinaires ; le caractère ombrageux et un brin autoritaire. Il faut dire aussi qu'elle a été meurtrie, abandonnée au lendemain de ses noces par son " bel Antonio ". Lequel a pris la fuite lorsqu'il a appris par la bouche de sa jeune épouse qu'il allait être père. Madone affrontera donc seule les affres de l'enfantement. De son côté, Hildir fait la connaissance de Sam, un petit bonhomme de quatre ans, futé et affectueux, en mal de figure paternelle. Éloigné des siens, le géant Hildir serait-il en mal d'enfant ? Les rêves communs du géant et du gamin le laissent à penser. Ne s'embarquent-ils pas ensemble dans l'aventure partagée du Rio Tagus ?

Ancré sous l'impitoyable canicule du Sud, le rafiot venu d'Égypte, échoué depuis des mois dans cette darse et dépecé par son équipage, embarque le lecteur dans une atmosphère insolite, à la Joseph Conrad ou à la Stevenson. On frôle au passage des hommes un peu veules, des aventuriers de la mer désœuvrés et réduits à l'errance ; des marins mutinés en quête d'aventures. Le petit Sam n'est-il pas la conséquence vivante d'une escale houleuse ? On aimerait monter un instant à bord, aux côtés d'Hildir et de Sam, et retrouver avec eux la force hypnotique des grands romans de Stefánsson. Ou peut-être ceux d'Andrea Camilleri. Tandis que Madone, elle, attire irrésistiblement le lecteur vers le Sud, les étés chauffés à blanc, les déambulations silencieuses dans la beauté des ruines. À ses côtés, le lecteur savoure les contrastes saisissants entre plusieurs mondes. Anciens et nouveaux. Civilisations et arts toujours debout, malgré les atteintes du temps. Et, grâce à elle, le lecteur côtoie des êtres un peu hors-temps, comme Alba la bonne sorcière, qui ne veut que le bien de ceux qui lui confient chemisettes et destin.

Et puis, au milieu de tant d'énigme et de tant de beauté, court une multitude animalesque, du plus grand au plus petit. Éléphant, dauphin et poisson-chat. Fourmi, ours et oiseau. Et surtout la Maledetta. La Maudite. Une chatte dévastée qui fait son apparition dans l'appartement de Madone. Et traîne son petit suspendu à ses tétons. On dirait une musaraigne. Maledetta : un nom qui m'évoque la malmignata**. " La veuve noire ". Mal aimée et indésirable, Maledetta terrifie Madone. Ne serait-ce pas elle qui lui aurait jeté un sort ?

Dans ce roman atypique, les animaux comme les humains ont leurs caprices. Ils se camouflent dans le paysage et se glissent en caméléons jusque dans les métaphores. À l'insu du lecteur, s'il n'y prend garde. Ils sont là, pourtant, bien ancrés dans le présent, qui traversent le récit, animent l'écriture d'une dimension autre, la peuplent à l'improviste d'une vie invisible ou insoupçonnée. Ainsi les chats apparaissent-ils dès l'incipit. Mais on retrouve également là des chevaux, surtout en présence d'Hildir :

" Il pensa soudain à ces chevaux clandestins dont il avait entendu parler depuis qu'il vivait ici, des bêtes que leurs bourreaux dissimulent en les enfermant dans des endroits improbables, dans des loges de concierge par exemple...

Quelque part un cheval galopait, un cheval tombait d'une falaise, se débattait et se noyait dans les vagues écumantes. "

Le monde s'anime, qui s'extirpe provisoirement de sa torpeur et de ses envoutements. Car l'envoutement est bien là dans ce roman de Bertrand Visage. Il suffit de se laisser tout naturellement porter par l'intrigue pour en éprouver tout le sortilège. Construit sur les questions sérieuses de filiations - maternité et paternité -, le récit de Madone surprend par son originalité. Et en premier lieu par la beauté du style, qui séduit et enchante. Par la magie de l'écriture aussi, ciselée et pourtant simple, qui agit comme un charme. Quant au roman lui-même, son dernier chapitre laisse entrevoir une suite possible à ce récit qui tient Madone et Hildir en suspens. Au lecteur d'imaginer la soif nouvelle qui s'est emparée de Madone. " Boire et être bue ".


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

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*Signadora, en langue corse, désigne celle qui " signe ". Celle à qui a été enseigné l'art de conjurer l'occhju, " le mauvais œil ".
**Malmignata : araignée venimeuse, dont la morsure peut être mortelle. La malmignata est très répandue dans le Bassin méditerranéen. Elle est également connue sous le nom de tarentule.


Bertrand Visage, Madone   par Angèle Paoli


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