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Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue par Angèle Paoli

Publié le 01 avril 2019 par Angèle Paoli

Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue   par Angèle Paoli
Collage, G.AdC

MON NOM PORTE LE TIEN À LA PRÉSENCE

Q uel beau travail de navette que ces Retours de langue d'une écriture partagée entre l'Une et l'Autre. Elle, c'est Édith Azam/Lui, Bernard Noël. Retours de langue est un recueil à deux voix. Un duo qui se déploie sur dix chants, sans titre, sans indice aucun. Il est bien difficile et sans doute vain de tenter d'attribuer telle strophe ou tel poème à l'un ou à l'autre. Il semble pourtant que, parfois, la typographie varie mais la vue un moment se brouille et se distrait de cette tentative de décryptage. Les voix qui s'échangent l'emportent, qui s'entrelacent en symbiose.

Ce qui change en cours d'écriture, c'est le choix de la prosodie. Ainsi, jusqu'au chant 5 inclus, les voix se déclinent-elles en quintils. Le vers choisi est l'octosyllabe, vers musical par excellence. Dans le chant 6, le dizain remplace le sixain et le vers passe de 8 syllabes à 4 syllabes. Mais, en mode de lecture silencieuse, la mémoire musicale rétablit d'elle-même l'octosyllabe. L'originalité de cet échange tient pour beaucoup à son rythme, à sa régularité douce, sans accroc perceptible à l'oreille. Par la suite, dans les autres chants, les strophes s'allongent, le vers reste bref, qui prend sa liberté, rejoignant l'octosyllabe sans en avoir l'air, magie de cette poésie qui donne aux interrogations sérieuses leur part de légèreté. J'avoue avoir ici une préférence marquée pour les cinq premiers chants.

Le premier quintil donne le ton. Il présente l'objet du recueil comme un menu don : " Voici quelques restes de langue " ; en " donne " une définition : " une poussière où fut l'azur " ; précise ce qu'il n'exprimera pas : " pas de drame pas de regret " ; ce qu'il tentera d'exprimer : " juste un peu de désir encore " ; et celui/celle à qui il s'adresse : " et ce visage au fond de l'ombre ".

L'ensemble du chant (et du recueil) interroge la vie, ce qui fait le Moi le Tu et le Nous, déroule sans plainte le constat de l'illusion de l'amour ; tout en accordant à la rencontre avec l'Autre la force de vie qu'elle génère ; oscille entre les contraires, vision grise d'un côté/renaissance de l'espoir de l'autre. Et donne de l'humain, prisonnier de ses masques et de ses leurres, une définition - et une description - qui est loin d'être louangeuse :

" mille siècles n'ont rien appris

au vantard de la station droite

et la bête rit sous son masque. "

Plus avant, dans un quintil du chant 3, l'un ou l'autre poète voit dans les hommes " des corps papiers mâchés/crépis de paroles en tocs ".

Parmi tout cela, taraudé par la présence indélogeable du vide sidéral qui lui sert de costume, le corps, ce " sac de peau ", souffre et peine à se supporter et à se reconnaître. En dépit de ce " rien " qui le mine, il n'en finit pas de s'inventer un avenir. Tandis que le sentiment de la perte, partagé par l'un et l'autre poète, est irrémédiable :

" le paradis est bien perdu "

" au paradis si bien perdu ".

Le second chant, très bref, semble prendre le contre-pied du chant d'ouverture. Au vers injonctif " disperse au vent le Toi le Moi " répond, en retour de langue, le premier vers " laisse venir en toi le Tu ". Ou encore : " l'œil caresse en vain l'horizon " et " caresser le fil de la vie ".

Là où s'imposait la vanité de toute chose établie, une réponse possible fait son apparition. La solution ne serait-elle pas dans la reconnaissance de l'Autre ? L'ouverture à l'Autre ouvre la voie à toutes sortes d'élargissements, de respirations ; ramène la légèreté au bord :

" un peu d'aile pousse là-bas

qui met l'envol parmi les ombres ".

Regard posé sur cet Autre, " l'avenir change de couleur ".

Aux cinq quintils du second chant répondent les cinq quintils du chant 3. Un nouveau revirement s'opère, " triste bilan triste constat ". Le pessimisme reprend ses droits face à l'attachement immodéré de l'homme pour le passé. Remettre au centre le présent est une nécessité, sous peine de réduire à squelette le corps et de voir la vie disparaître sous la perte de sens. Pour sortir de cette impasse, les deux poètes reviennent à " la main tendue " : " l'Autre y gagne de la présence " et le " Nous " peut alors à nouveau advenir. Tout au long du chant 4, composé de 17 quintils, ce qui advient est de l'ordre de l'amour. Caresses, sourires, regards, paroles...

Et cet aveu si émouvant :

" je me souviens de qui je suis

puisque mon nom si seul soit-il

porte le tien à la présence... "

Dans l'échange strophe à strophe se glissent des particularités. L'alternance de caractères typographiques en est une. Le fait que 9 quintils commencent par " je me souviens " en est une autre. Et soudain, l'émergence du participe passé féminin trahit la voix féminine :

" je me souviens aussi ta main

qui me tenait m'a ramenée

vers toi... mon corps vers toi ".

Quelque chose a lieu qui n'a ni commencement ni fin, quelque chose qui se joue du temps et qui se noue dans l'attente. Quelque chose rend au corps sa raison d'être. "&nbsp[S]'inventent alors de nouveaux gestes ", qui ouvrent et le sillon du corps et le sillon des mots. " [N]ous allons un chemin d'encre ", écrit le poète (peut-être est-ce lui ?). Dès lors que " la langue est amoureuse ", tous les possibles s'offrent aux amants. Retours de langue en est la geste poétique. Émouvante et si belle.


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Édith Azam | Bernard Noël, Retours de langue   par Angèle Paoli


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