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[Nouvelle] Mission Terra Prima

Publié le 15 avril 2019 par Lalex
[Nouvelle] Mission Terra Prima

Cette nouvelle a été écrite dans le cadre de l’appel à textes des éditions Arkuiris sur le thème « journalistes du futur et d’ailleurs », pour lequel il n’a pas été retenu. L’inspiration m’est venue suite à un petit voyage empli de visites historiques et est dédié à mon ami d’enfance Axel !

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[Nouvelle] Mission Terra Prima

— Bonjour, ici Ruby, votre envoyée spéciale chargée de suivre la mission archéologique Terra Prima ! Comme promis, voici un flash info avec les dernières nouvelles de l’expédition en direct. Nous sommes arrivés aujourd’hui en orbite autour de la planète où l’être humain a vu le jour ! Voici enfin la Terre, après un périple de plusieurs mois dans l’espace. Quelle excitation au sein de l’équipe dirigée par l’éminent professeur Vergnol ! Je vous tiendrai bien évidemment au courant de toutes les découvertes qui seront réalisées. Je rends l’antenne le temps d’un documentaire holo vous rappelant comment une catastrophe sans précédent nous a contraints à abandonner le foyer de l’humanité il y a trois siècles… À très vite sur le canal holo, c’était Ruby pour VH3, votre chaine préférée du système solaire !

Elle coupa l’enregistreur après un sourire figé qui se voulait enthousiaste. Puis elle relâcha son visage en poussant un soupir fatigué. Elle ne se souvenait plus pourquoi elle s’était sentie si chanceuse lorsque la directrice des programmes de VH3 lui avait proposé de couvrir cette expédition. Comme tout le monde, elle restait fascinée par leur planète d’origine au sein du système solaire. C’est ce qui l’avait entrainée au milieu de cette bande d’érudits, pour en partager le quotidien depuis plusieurs mois. Elle avait eu du mal à se faire accepter au départ. Ils l’avaient d’abord snobé. Mais finalement, c’était sans doute moins problématique que l’engouement dont elle bénéficiait maintenant, alors qu’ils s’étaient rendu compte qu’elle comprenait leur langage et leur terminologie, et qu’elle souhaitait vraiment couvrir l’événement de manière rigoureuse et pas uniquement médiatique.

Depuis, elle recevait les moindres relevés. Les plus petites hypothèses, n’importe quel nouvel élément sur le sujet, aussi infime soit-il, aboutissait à une demande d’interview. Elle croulait sous les données, le plus souvent bien peu pertinentes pour sa couverture journalistique de leur expédition. Même si elle faisait son travail sérieusement, il fallait tout de même un minimum de sensationnel à mettre sous les yeux de l’holospectateur lambda. Or les premiers mois, presque tout le voyage en fait, s’étaient montrés plutôt ennuyeux.

Elle étira sa nuque avant de se lever pour rejoindre la minuscule salle d’eau gravitique de sa cabine. Son reflet dans le miroir ne lui plaisait pas : visage fatigué par le voyage, pâle à cause de l’absence de sa machine à UV trop lourde pour le poids de bagage autorisé, et les joues creusées par l’absence d’alcool à bord. Seule sa crinière rouge semblait égale à elle-même.

— Maintenant qu’on est en orbite, j’espère que cela va devenir intéressant…

***

Le Pr Vergnol essayait de rester pragmatique. Il fallait se rendre à l’évidence : la planète n’était pas facilement praticable. Les militaires avaient exagéré son accessibilité pour des scientifiques – pour une fois que c’était eux qui manquaient de prudence ! Ils oubliaient facilement que peu de gens, en dehors de l’armée, pratiquaient l’atterrissage en parachute gravitationnel.

Tous les relevés de proximité le lui confirmaient. La couche épaisse de cendre, de poussières et de nuages masquait le sol sur pratiquement toute la surface. Seuls certains îlots semblaient épargnés pour des raisons encore inconnues outre leur altitude. Dont celui qu’il avait déterminé comme destination avant le départ, lors des préparatifs en amont sur la base des relevés des sondes et des drones d’exploration envoyés préalablement. Cependant, les conditions climatiques ne leur facilitaient pas la tâche : des vents très violents allaient compliquer l’approche des navettes et le déploiement des appareils de fouille, sans parler de dresser le camp.

Il se tourna vers le capitaine du vaisseau en passant la main dans ses cheveux poivre et sel. Son agacement s’entendait malgré sa courtoisie.

— Qu’en pensez-vous, Pike ? Faut-il changer de site ?

— Franchement, Vergnol, vu que nous sommes sur place et presque en orbite géostationnaire, autant prendre le temps de trouver un meilleur lieu. Je préfère être honnête avec vous. Les humains ont vécu sur toute la surface du globe. Nous devrions trouver des vestiges partout, n’est-ce pas ? Vous pourrez déployer votre matériel et votre équipe ailleurs, dans des conditions plus adéquates pour vos recherches. Je ne prendrai ainsi aucun risque pour mes navettes.

— Les sondes avaient détecté un potentiel intéressant sur ce site, de nombreux bâtis conservés sous une épaisse couche de débris et de terre. Mais soit, je vais calmer les ardeurs des miens et de la journaliste. Je vous laisse tourner et opérer des relevés complémentaires. Trouvez-nous un endroit avec un meilleur climat.

— Je vous tiens au courant. Merci à vous.

Le professeur se dirigea vers son bureau, un espace exigu, mais confortable. Il donna ses directives à son intelligence artificielle via son interface oculaire, lui dictant le message temporisant les avancées actuelles, ainsi que la liste des destinataires. Ceux à bord, mais également les ministères associés ainsi que les principaux partenaires financiers de la mission Terra Prima.

Fermant les yeux, il parla dans le silence de la pièce, ce qui l’aidait souvent à réfléchir, entre autres grâce aux réponses de son IA.

— Peut-être ai-je monté cette expédition un peu tôt… En même temps, sinon, je n’en aurais jamais été vu mon âge ! C’était le bon moment.

— D’autant plus que vous avez reçu le feu vert de toutes les instances, professeur.

— Certes. Bon. Je suis sûr que Pike va nous trouver un nouveau site digne d’intérêt.

— En outre, les scanners de ce vaisseau sont plus puissants que ceux des sondes envoyées les années précédentes. D’autant plus précis s’ils opèrent à si courte portée.

— Oui, analyser la topologie d’un nouveau lieu de fouille ne devrait pas nous prendre trop de temps… Ce ne sera qu’un contretemps mineur. Tout se passera bien.

— J’en suis persuadée, professeur.

Il lança quelques commandes pour ouvrir différents dossiers. Il voulait vérifier si les données des sondes et des drones d’exploration militaires pouvaient lui offrir une alternative aussi prometteuse. Après tout, il avait peut-être déjà en main des pistes à proposer au capitaine. Ce dernier avait raison, les humains avaient habité sur toute la surface. Même si personne ne savait vraiment comment vivaient leurs ancêtres sur la Terre au moment où ils avaient été anéantis. La catastrophe avait été si brutale, si soudaine et si totale que l’Homme aurait pu disparaître s’il n’avait pas déjà colonisé une partie du système solaire ainsi que la planète Centauri-Proxima B. « Nous sommes pires destructeurs que nous ne sommes créateurs » avaient titrés les médias à l’époque, une phrase qui était restée dans l’inconscient collectif comme une mise en garde pour l’avenir. Beaucoup en tenait compte aujourd’hui encore.

Une fois le choc passé, les humains s’étaient développés dans les environnements artificiels restants, et s’étaient adaptés à ne plus vivre à l’air libre, oubliant même ce que cela signifiait. Les mythes et les fantasmes furent nombreux sur ce qu’avait pu être la vie sur Terre, au milieu d’une faune et d’une flore elles aussi aujourd’hui disparues. Au-delà des milliards d’êtres humains décédés, ce fut le plus dramatique : il n’existait peu ou pas d’animaux dans les colonies. L’extinction fut totale pour la plupart des espèces. La nourriture, quant à elle, fut remplacée par des aliments synthétiques, car la quasi-totalité des cultures et des produits frais venaient jusque là de la planète, hors hydroponiques. Malgré la pollution terrienne, cela restait toujours une meilleure alimentation que l’artificielle ; sa disparition entraîna des carences et des problèmes sanitaires sur deux générations. Les cultures des stations et les serres de Proxima B ne pouvaient produire qu’un faible pourcentage des besoins de la population du système solaire, et ce type d’aliment s’acheta vite à prix d’or. L’accent fut mis sur l’augmentation de la production des industries de produits de substitution.

Le professeur avait craint que la journaliste, imposée par un de leurs partenaires financiers majeurs, s’intéresse plus au sensationnalisme et à l’audience qu’à la réalité historique. Heureusement, il avait découvert une femme compétente et studieuse. La mission Terra Prima n’avait pas d’autre but que l’archéologie. Les rêves d’un retour humain à l’air libre n’avaient pas leur place dans cette expédition. Elle l’avait très bien compris.

Cette dernière venait justement de réagir à son message.

« Bien reçu, Pr Vergnol. Si je déplore ce contretemps, je comprends fort bien la nécessité de trouver un site plus adéquat à l’exploration. Ce sera également plus pratique pour mon reportage. Pouvez-vous intégrer la luminosité du site à vos paramètres de recherche ? Tenez-moi au courant. Je me charge d’en informer la chaine. »

Il hocha la tête pour acquiescer même si elle ne pouvait pas le voir.

— Oui, elle est vraiment bien, cette journaliste.

***

Ruby était frustrée. Elle trouvait que cette expédition archéologique aurait pu être mieux préparée. Elle ne comprenait pas qu’aucun relevé préalable n’ait pu détecter les conditions sur place au niveau du sol. Les technologiques utilisées pouvaient scanner la planète malgré les radiations, et en profondeur sous des couches de gravats, mais pas détecter les tempêtes ? Elle hésitait à livrer tels quels ses questionnements à l’enregistreur. Sa formation et son expérience lui avaient appris à faire preuve de recul. Elle risquait d’égratigner un éventuel partenaire technique de Terra Prima, un sponsor qui aurait fourni les capteurs météo par exemple, et surtout de mal orienter l’attention du public. Ou pire, de la perdre.

— Ici Ruby en direct de l’orbite basse de la Terre ! Quel mystère plane encore ici ? Car nous voici confrontés à la réalité de sa surface encore meurtrie et agitée, des siècles après la catastrophe. C’est incroyable de voir cela de nos propres yeux… Une carte s’affiche en ce moment même pour vous situer quelques-unes des vidéos que j’ai réalisées pour vous depuis notre vaisseau par le hublot du poste d’observation. En attendant, bien sûr, d’y mettre le pied avec l’équipe archéologique du Pr Vergnol ! À très vite sur le canal holo, c’était Ruby pour VH3, votre chaine préférée du système solaire !

Après avoir coupé la transmission, elle se massa les tempes. Elle gagnait du temps, mais elle espérait vraiment que sa prochaine vidéo serait un peu plus attractive. Elle avait une réputation à tenir.

***

Cela faisait trois jours que le professeur Vergnol et son équipe d’archéologues avaient pris place sur l’espace dégagé, et presque ensoleillé, que le capitaine du vaisseau avait trouvé. Tous s’affairaient, et les premiers engins étaient prêts à creuser.

La journaliste portait une combinaison de protection, comme tout le monde dans le camp. Il était impossible de respirer l’air de leur propre planète d’origine. Autant pour ceux qui prônaient le retour à leur monde d’origine ! Elle trouvait ça plutôt triste en vérité, mais elle ne livrerait pas ce sentiment personnel à son public.

— Ici Ruby, en direct de la surface de notre première planète, notre Terra Prima ! Quelle émotion de fouler ce sol si chargé d’histoire ! Comme vous pouvez le voir, nous portons tous une protection contre l’environnement toxique. C’est incroyable de découvrir ce paysage autour de nous… Sachez que le relief terrestre a été façonné par la catastrophe : certains lieux ont été ensevelis jusqu’à de grandes hauteurs, là où d’autres ont été totalement soufflés en profondeur. Imaginez des montagnes gigantesques qui perforent les nuages et des cratères incroyables cachés dans un épais brouillard ! Aucune trace archéologique ne pouvait être trouvée dans ces derniers : nous sommes obligés de creuser là où les débris et les sédiments ont tout recouvert pour espérer trouver des vestiges.

Ruby fit une pause en commandant sa caméra-drone depuis son interface oculaire, afin qu’elle balaye l’horizon nuageux, puis montre les machines prêtes à creuser le sol, avant de finir de nouveau sur elle. Elle arrivait, en grande professionnelle, à la stabiliser malgré le vent en rafales.

— Toutes les images de nos premiers pas ici, ainsi que du montage de notre campement, vous attendent après ce direct sous la forme d’un holoreportage immersif, en exclusivité pour VH3 ! Mais pour le moment, nous allons lancer le premier engin de fouille pour découvrir ce qui se trouve sous nos pieds – des vestiges prometteurs, l’équipe de prospection nous le garantit. Juste pour vous, en direct de la Terre, attention, regardez ! C’est maintenant ! 3, 2, 1 ! C’est parti !

Sa caméra avait changé d’angle pendant qu’elle prononçait le décompte. La machine de forage s’ébranla dans une sourde vibration sous l’œil de l’enregistreur, avant que ce dernier ne pivote pour revenir sur la journaliste.

— Les scanners du professeur Vergnol indiquent qu’il y a là-dessous une immense structure, aux dimensions démesurées, ainsi que de nombreuses bien plus petites. Si tout cela se confirme bien, nous pourrions y trouver des squelettes ! Oui, vous avez bien entendu, nos ancêtres devraient être là au rendez-vous ! Restez sur votre chaine préférée du système solaire, VH3, durant les prochaines heures : je vous transmettrais des images exclusives des fouilles… C’était Ruby, votre journaliste en direct de la Terre !

Elle coupa son drone, puis adressa un sourire reconnaissant au professeur.

— Merci à vous d’avoir attendu avant de donner le premier coup de pioche. La chaine a une excellente audience avec tout ce qui concerne cette campagne.

— Je vous en prie ! Je sais aussi où est mon intérêt. Il ne devrait plus rien se passer avant quelques heures, malgré ce que vous leur avez promis. Prenez donc un peu de repos. Nous vous réveillerons s’il se passe quoi que ce soit. Je vais, de mon côté, préciser le tracé souterrain que nous allons suivre. Si vous voulez bien m’excuser, à plus tard !

Il la salua avant de s’éloigner vers un dôme hermétique qui servait de salle de réunion et de bureau. Ruby se dirigea quant à elle vers les baraquements pour ôter sa combinaison protectrice dans un environnement plus sain. Elle avait filmé le sol stérile, le ciel jaunâtre, et les aspérités autour du camp. C’était peu vendeur, mais elle voulait conserver des traces de la réalité de la situation, montant un holoreportage le plus joyeux possible vu la situation. Elle fut soulagée que la chaine l’approuve. Tout ce qui concernait la Terre faisait de l’audience ; elle espérait que le sous-sol serait plus prometteur, et que ce nouveau site serait à la hauteur de ses attentes.

***

Le professeur Vergnol avait réveillé la journaliste dès que son équipe fut prête. La cavité avait été stabilisée, et les premiers bâtiments se dévoilaient à la lumière des spots installés un peu partout dans les souterrains. Les monceaux ôtés contenaient un mélange de gravats, de terre, de roches, de sédiments et de morceaux des constructions détruites. Les hypothèses allaient bon train sur la violence nécessaire pour transporter toute cette matière et l’agréger pour recouvrir des villes entières. Les couches successives, au fil de la progression des engins creuseurs, n’avaient livré que peu d’informations à ce sujet. La seule confirmation concernait la soudaineté de l’impact, et sa globalité.

Ruby filmait tout ce qu’elle pouvait. Elle se nota de récupérer les images des caméras embarquées des véhicules ainsi que de l’équipe. Elle ferait le tri plus tard. La descente dans le tunnel l’avait impressionné, et découvrir la grotte créée par les machines excita son enthousiasme. Les images seraient superbes, et la lumière artificielle donnait un aspect mystérieux qui lui convenait parfaitement pour tenir ses spectateurs en haleine.

— Merci de m’avoir appelé, professeur. Je suppose que vous allez ouvrir le premier bâtiment ?

— Oui, et comme convenu dans notre contrat, vous avez la primeur de tout ce qui s’y trouve avant que nous commencions notre travail. Si vous pouviez juste éviter de toucher ou déplacer quoi que ce soit, je vous en serais infiniment reconnaissant…

— Ho, bien sûr. Je ferai attention. Le but est d’avoir des images percutantes à diffuser, mais je ne pensais pas y mettre les mains. Vous me confirmez qu’il y a bien des squelettes ?

­— Oui, ils sont trois. Deux adultes et un enfant, ce dernier allongé dans ce que je suppose être sa chambre. Nous avons choisi cette maison, car elle n’a pas été remplie de matière : un large vide occupe la première pièce où se trouve l’un des morts. Il est couché au sol contre un mur, ce qui devrait être facilement accessible à votre caméra.

— Parfait ! Je lance le direct.

Elle essuya la poussière de son casque pour que son visage soit bien visible, lança sa caméra-drone et inspira profondément avant de commencer afin de calmer son excitation.

— Ici Ruby en direct de la mission Terra Prima ! Je suis maintenant sous la croûte de gravats de l’ancienne surface de la Terre, dans la cavité creusée par les machines du professeur Vergnol. Et je me tiens juste en face de notre premier bâtiment, notre premier vestige en très bon état de conservation ! Quelle chance ! Cette maison, si c’en est bien une, va pouvoir livrer ses premiers secrets en direct, sous vos yeux.

Elle pivota l’enregistreur pour montrer les murs de la maison en piteux état. Le toit n’avait pas été dégagé, restant enseveli dans les gravats agglutinés, comme une construction troglodyte de Proxima-B. Fait notable, sa porte avait miraculeusement tenu lors de la catastrophe. La scène était télégénique : les lumières des projecteurs créaient des halos énigmatiques autour des deux hommes chargés d’ouvrir l’entrée.

— Êtes-vous prêts ? Nous allons maintenant être les premiers à découvrir un intérieur datant d’avant la catastrophe… En exclusivité pour VH3 ! C’est énorme ! Messieurs, je vous laisse œuvrer !

Ils s’affairèrent pour ôter les panneaux de manière la plus propre possible. Très vite, les portes furent déposées, laissant la place à une pièce plongée dans le noir.

— La troisième personne que vous voyez maintenant porte un appareil d’analyse pour vérifier s’il faut consolider la structure… Je ne voudrais pas me retrouver sous un éboulement qui m’empêcherait de vous montrer la suite de cette exploration ! Ah, comme vous pouvez le voir, il me fait signe que tout va bien. Je laisse ces messieurs installer les spots, et j’entre ! Il y a un silence soudain ici, les membres de l’équipe archéologique attendent eux aussi de découvrir ce que je vais vous montrer…

Elle balaya l’ensemble de la cavité autour d’elle, pour montrer qu’en effet, tout le monde s’était approché de la scène en délaissant ses activités en cours. Ruby trouvait un peu injuste qu’elle passe avant les spécialistes, mais cela faisait partie des conditions du partenariat. Elle bascula son drone pour revenir sur elle, prête à franchir le seuil.

— En direct de la mission Terra Prima, ici Ruby en exclusivité pour VH3, prête à vivre un moment historique avec vous tous, chers spectateurs ! J’entre…

Elle enfonça malgré elle la tête dans ses épaules, comme si le linteau risquait de lui tomber dessus. La pièce qui s’ouvrait devant elle était sens dessus dessous. Des meubles et des objets avaient été renversés et cassés, de la terre, de la poussière et des débris recouvraient tout. Réalisant qu’elle n’était pas capable d’identifier grand-chose sans risque d’erreur, elle préféra ne pas tenter d’interprétation hasardeuse.

— C’est émouvant de voir tout cela… Imaginez que vous soyez tranquillement dans votre appartement ou votre cabine, et que soudain, une onde de choc détruise tout chez vous ! Comment nos aïeux ont-ils vécu cela ? S’en sont-ils rendu compte ? Regardez tous ces décombres… J’ose à peine marcher de peur de perturber les futurs relevés des archéologues. Allons, il le faut bien, je vous ai promis un squelette !

Ruby avança précautionneusement vers le fond de la pièce et se figea. Son professionnalisme l’empêcha de pousser un petit cri de surprise. Il était bien là, mais dans une position peu naturelle.

— Quelle vision incroyable. Il a dû être projeté contre le mur et glisser là où vous pouvez le voir… Est-il mort sur le coup ? L’équipe du professeur Vergnol nous en apprendra peut-être plus. Il tient un objet métallique à la main, j’ai l’impression. Regardez comme les os de ses doigts sont serrés fermement autour !

Elle zooma sur un objet plat qui semblait posé sur l’autre poignet, se demandant ce que cela pouvait être. Il restait des lambeaux de tissu sur son corps, et ce qui devait autrefois être des bottes. Elle monta la caméra vers le crâne fracturé, image macabre et saisissante.

— Voici ce qui reste d’un des terriens morts à l’époque de la catastrophe… Les archéologues vont pouvoir s’occuper de lui et nous en apprendre un peu plus sur la manière dont il vivait. Vous pouvez remarquer que ce squelette n’est pas différent du nôtre.

Elle commanda au drone une vue tridimensionnelle de l’ensemble de la pièce avant de revenir au squelette. Ce petit laps de temps lui permit aussi d’affermir sa voix qu’elle sentait tremblante d’émotion. Elle n’avait pas imaginé qu’elle puisse se sentir si touchée.

— Je vais devoir leur laisser la place avant que quoi que ce soit ne s’effrite. Notre prochain direct se fera avec le professeur Vergnol qui nous livrera ses premières interprétations. J’espère que vous appréciez cette exclusivité en direct sur VH3, votre chaine préférée du système solaire ! Ici Ruby, envoyée spéciale auprès de la mission Terra Prima. Je vous dis à très vite !

Prise d’un léger vertige, elle coupa l’enregistreur avant de sortir de la bâtisse. Tout était si concret, si palpable. Elle se sentait émue et fragile. Croisant les équipes qui s’empressaient de définir des périmètres de sécurité afin de commencer les relevés, elle se força à rallumer la caméra pour prendre des images de toute cette agitation. Elles nourriraient les holoreportages immersifs intermédiaires dont la chaine était friande. Dans un état un peu second, elle filma pendant deux bonnes heures encore avant de retourner à la surface, dans les baraquements. Elle ferait ses montages plus tard, pour le moment, elle avait besoin de sortir de son esprit l’image des restes de celui qui fût autrefois un être vivant.

***

Le professeur Vergnol vérifiait les plans avec un de ses assistants, tout en discutant par holoconférence avec le capitaine du vaisseau resté en orbite.

— Nous allons suivre ce tracé, pour contourner les deux derniers bâtiments, afin de poursuivre en ligne droite vers la structure magistrale. Je me demande ce qu’elle nous réserve. Vous n’en savez pas plus, Pike ?

— Non, Vergnol. La montagne en grès freine une partie de nos scanners. Il est difficile de voir autre chose que le vide intérieur, à savoir un couloir de 100 mètres de long qui aboutit sur trois salles de 27 mètres de long sur approximativement 9,5 mètres de large. Leur contenu, par contre, nous est totalement inconnu.

— Bon, nous découvrirons sur place ce qu’il en est… Que les engins creusent suivant ce plan, nous arriverons ainsi au niveau de ce qui semble être la seule et unique entrée.

L’assistant acquiesça avant de sortir du dôme pour descendre transmettre ces directives aux équipes restées en sous-sol.

— Aucun vestige ne vous a donné d’indication sur sa fonction ?

— Franchement, Pike, nous avons déjà du mal à comprendre la moitié des éléments découverts ! En trois cents ans, qui plus est avec l’éloignement des colonies, nous avons clairement pris des directions technologiques éloignées de ce qui se faisait sur notre planète d’origine. La journaliste est très frustrée à ce sujet, d’ailleurs, car elle veut fournir des explications à son public sur le moindre petit objet !

— Il faut dire que ses reportages connaissent un vif succès. Vous allez être une star à votre retour, Vergnol !

— Arrêtez donc de me chambrer… Mais nous n’allons pas nous lancer dans des interprétations erronées juste pour satisfaire la curiosité de nos congénères. Notre rigueur professionnelle ne nous l’autorise pas. Tant pis pour l’audience !

— Je vous comprends. Je vous dis à plus tard, et bon courage à vous.

Le professeur coupa la transmission et s’écroula sur un fauteuil pliant. Il adorait son métier, or ce dernier nécessitait de la prudence. Il posait plus de questions qu’il n’offrait de réponses. Le catalogue dressé par ses équipes contenait majoritairement de points d’interrogation, aussi n’avait-il pas voulu le transmettre à Ruby. Elle se contentait des objets conventionnels : de la vaisselle, des meubles, rien de bien extraordinaire. Il l’avait trouvé rigoureuse lors du voyage, mais il commençait à se demander si elle ne tombait finalement pas dans les travers habituels des médias.

Son IA interrompit le fil de ses pensées.

— Professeur, je dois vous informer que dans sa dernière vidéo, la journaliste s’est essayée à des hypothèses avec l’un des membres de votre équipe. Je vous la transfère. Dois-je le convoquer ?

— Attends, je vais d’abord regarder ce qu’elle raconte… Je sens qu’il va falloir faire une note à tout le monde pour leur dire de ne communiquer que les éléments dont ils sont parfaitement sûrs ! Ou mieux, de la renvoyer vers moi à la moindre question.

Il sentait un mal de tête poindre alors qu’il lançait la vidéo.

***

Ruby se sentait comme une gamine sur les bancs de l’école. Le professeur Vergnol l’avait convoqué dans son bureau, l’air fort peu amène.

— Écoutez, je sais que vous avez besoin de faire de l’audience, mais franchement, ce n’est pas possible d’utiliser mon équipe à des fins médiatiques ! Je ne veux pas que cette mission archéologique devienne une vaste blague.

— Mais ce n’est pas pour la popularité ! Enfin, si, cela joue, je le reconnais… Et je vous rappelle que VH3 a mis une coquette somme d’argent sur la table.

— De la pression, maintenant ?

— Non, arrêtez. Calmez-vous, s’il vous plait, et repartons sur de bonnes bases. Je vous demande juste de m’écouter…

Il se renfrogna, mais devant l’air sincère de la journaliste, il accepta de la laisser aller au bout de ses explications.

— Je vous écoute.

— Je cherche bien sûr à captiver mon public, mais ce n’est pas pour cela que je suis allée fouiner et que j’ai filmé les objets en posant des questions à vos hommes. Cela va vous paraître sans doute peu crédible vu mon métier, mais depuis le squelette…

Elle s’apaisa, radoucissant sa voix maintenant que le professeur l’écoutait.

—… j’ai besoin de comprendre. D’en savoir plus. J’ai été touchée par ce que j’ai vu. C’est ma curiosité personnelle qui m’a poussée à ne pas me limiter aux pauvres éléments que vous m’avez fournis. Ce n’est même pas pour la gloriole ! Je voulais plus de réponses, plus d’éléments pour dresser un panorama de ce que la vie humaine avait été ici, avant que ce pauvre hère ne soit projeté contre le mur par la catastrophe. J’ai l’impression que chaque objet, surtout ceux qui nous sont inconnus, me permet d’en savoir plus sur lui, sur les autres, sur le passé, sur nos ancêtres. Je suis désolée d’avoir manqué de professionnalisme en me livrant à des interprétations probablement farfelues. Mais vous me donniez si peu d’infos !

Elle s’écroula sur un tabouret, et poussa un grand soupir. Levant les yeux vers lui, il put lire dans son regard une émotion qu’il connaissait fort bien. Tant de femmes et d’hommes l’avaient eu avant elle, et beaucoup faisaient aujourd’hui partie de son équipe.

— C’est bon ! D’accord, je comprends. Je sais ce que c’est. Ceux qui travaillent ici ont un jour éprouvé ce sentiment : vous découvrez ce qui nous anime en tant qu’archéologues. Mais cela ne vous autorise pas pour autant à dire n’importe quoi ! La compréhension du passé est un moteur qui demande de la patience et qui ne tolère pas les faux pas.

— Je ne sais pas comment vous faites pour accepter d’avoir tant d’objets sans la moindre idée de leur utilité…

— Cela fait partie du métier. On s’y habitue. Écoutez, Ruby, je veux bien satisfaire un peu plus votre curiosité, parce que je connais l’état dans lequel vous êtes. Mais je ne veux pas que cela desserve mon travail sur ce site, et que cela entraîne des élucubrations sur votre chaine. Est-ce clair ?

— Oui, professeur… Encore une fois, je ne pensais pas à mal. Je croyais que formuler des hypothèses faisait partie de vos procédures. Imaginer que l’objet métallique rectangulaire est un communicateur n’est pas idiot, vu les composants électroniques trouvés à l’intérieur. Or votre chercheur m’a dit que cela pouvait également être une télécommande, un outil servant à la cuisine, ou encore un bracelet avec des décorations lumineuses, vu sa position sur le poignet. J’étais bluffée en l’interviewant ! C’est tellement intéressant, ce genre d’hypothèses. Avant même que le public ne se pose des questions à son tour – vous avez peut-être suivi les discussions à ce sujet sur les réseaux sociaux – j’étais personnellement étonnée par les différentes possibilités ! C’est ce que j’ai voulu transmettre : l’excitation de l’interprétation. Je suis navrée…

— Je l’entends. C’est pour cela que je vous propose de trouver une manière de gérer l’ensemble : votre intérêt personnel, les besoins de votre chaine qui reste un des partenaires financiers de Terra Prima, et le travail rigoureux que mon équipe et moi fournissons. Je fais même le premier pas vers vous, preuve que je décide de vous faire confiance. Nous avons un catalogue des objets trouvés jusqu’ici. Je vous autorise à y avoir accès, à la stricte condition que vous respectiez nos indications : quand nous ne savons pas ce que c’est, n’y collez pas une de vos interprétations personnelles. Est-ce que nous sommes d’accord ?

Les yeux de Ruby s’étaient illuminés à l’idée de l’existence de cet inventaire.

— Oui, nous sommes d’accord ! Je vous remercie, professeur. Je vous promets de ne plus entraver la bonne marche de cette campagne de fouilles ! Je me charge de conserver l’intérêt du public par un autre biais.

Il acquiesça, satisfait de la tournure de la discussion. Finalement, sa première impression sur cette femme était correcte. Elle avait juste cédé à un engouement impulsif, et il ne pouvait sincèrement pas lui en vouloir.

***

La chaine VH3 n’avait jamais eu un tel record d’audience. Être le partenaire média exclusif de l’expédition Terra Prima avait été un excellent choix stratégique, et y envoyer une journaliste aussi appréciée du public, une idée de génie.

Avec le succès, cependant, venaient aussi les contrariétés. Tout d’abord, le public voulait toujours plus d’exclusivités et de rebondissements, là où Ruby accompagnait une simple équipe d’archéologues. Ils ne pouvaient pas faire une incroyable découverte à chaque émission. La directrice du programme avait exigé du sensationnel, mais avait fini par se rendre à l’évidence face aux réponses de sa journaliste : elle faisait du mieux qu’elle pouvait, mais ne pouvait pas inventer ce qui n’existait pas.

La chaine avait également reçu des menaces de la part d’un groupuscule politique prônant le retour à la planète d’origine, qui criait à la manipulation face aux images diffusées. Pour eux, il s’agissait de fausses informations. Ils étaient persuadés qu’on leur mentait et que les combinaisons portées par la journaliste et toutes les personnes sur place n’étaient que des déguisements. Réfutant le fait que les images soient tournées sur place, ils proclamaient qu’il s’agissait de prises en studio pour cacher la réalité de la Terre, qui, selon eux, était redevenue parfaitement vivable à l’air libre. Ils avaient même fait un sitting devant le siège de VH3 sur Titan pour tenter de rallier les gens à leur cause.

Heureusement pour la chaine, les holospectateurs se passionnaient bien plus pour ce que leur montrait Ruby que pour leurs revendications.

***

Des projecteurs éclairaient les trois grandes salles bétonnées après avoir été creusées dans le grès, et disposées parallèlement les unes par rapport aux autres. Des centaines d’étagères métalliques emplissaient les pièces, supportant des caissons qui s’alignaient les uns à côté des autres. Ruby était en direct depuis la descente dans le long couloir arrondi, ne manquant rien de ce que livrait cette impressionnante construction.

— Si j’avais voulu formuler des hypothèses farfelues, j’aurais pu parler d’un temple lorsque nous sommes entrés… Mais nous ne savons rien des croyances de nos aïeux, et l’équipe du professeur Vergnol n’a trouvé aucun artefact religieux ni même de symbole ou d’idole allant dans ce sens. Quel est donc ce lieu ? Quelle est sa destination ? C’est bien là toute la question, et la vaste tache des archéologues est dorénavant d’y répondre !

Elle pivota sa caméra pour montrer les hommes en train de s’affairer aux relevés et aux mesures 3D. Chacun œuvrait pour que le site soit répertorié au plus juste avant même de toucher à quoi que ce soit.

— Comme vous pouvez le voir, ces étagères pourraient laisser penser qu’il s’agit finalement d’une sorte de réserve ou de bibliothèque. Mais tant que nous n’en avons pas le cœur net, il est difficile pour moi de vous donner des indications sur tout cela… Ah, le professeur me fait signe ! Allons voir ce qu’il en est.

Ils avaient prévu tous les deux cette petite mise en scène en amont, avant même de savoir ce que contenait la structure. L’idée était de lui donner la parole, comme s’il allait livrer une exclusivité. Cela faisait monter la tension médiatique, quoi qu’il dise au final. En outre, il s’assurait ainsi que seules des informations vérifiées soient livrées au public.

— Nous sommes en direct sur VH3, professeur ! Je vous écoute, et tout le public qui nous regarde est suspendu à vos lèvres ! Que pensez-vous de tout ceci ? Avez-vous un scoop à nous confier ?

— Peut-être bien, en fait, chère Ruby. Nous avons découvert une grande inscription sur le mur ouest, et je voulais vous la montrer. Mes chercheurs vont essayer de voir à quoi cela correspond, mais c’est assez excitant de découvrir une telle indication !

Elle était soufflée, ne s’étant pas attendue à ce qu’il ait quelque chose d’aussi intéressant à lui proposer. Son cœur avait accéléré à l’idée qu’ils puissent enfin découvrir où ils étaient, et à quoi ce bâtiment pouvait servir.

— Je vous suis !

N’arrivant pas à formuler autre chose, elle s’engouffra derrière lui en pilotant sa caméra-drone pour que cette dernière puisse prendre une vue d’ensemble. Une peinture d’un bleu délavé par le temps ornait un des murs du couloir perpendiculaire donnant accès aux portes des trois pièces. Les lettres restaient facilement lisibles, et Ruby déchiffra le mot « SVALBARD ». Beaucoup d’archives avaient été perdues avec la catastrophe ; le travail des chercheurs risquait d’être compliqué même si l’inscription était facile à lire.

Alors qu’elle filmait cette dernière sous différents angles, il y eut de l’animation à l’entrée d’une des salles. Plusieurs personnes discutaient avec excitation, et le professeur Vergnol, qui les avait rejoints, entra à son tour. Piquée par une curiosité toute journalistique, Ruby décida de ne pas en perdre une miette. Elle coupa le direct après avoir salué son public, mais continua de filmer. Les premières boîtes posées sur les étagères avaient été ouvertes dans un caisson mobile étanche, et leur contenu semblait déclencher de vives discussions. Zoomant à l’aide de sa caméra, elle découvrit des petits paquets qui semblaient scellés. Les premières analyses indiqueraient leur contenu, mais elle se demandait pourquoi cela générait un tel remue-ménage.

— Mesdames et messieurs, ici Ruby, votre journaliste en direct de la Terre sur VH3 ! J’ai une importante annonce à vous faire, avec l’accord du professeur Vergnol et de son équipe. Leurs fouilles nous ont conduits à ce bâtiment incroyable, le Svalbard, j’espère que je prononce bien ce mot de notre passé. Or nous savons maintenant de quoi il s’agit…

Elle fit une pause, un ressort dramatique qu’elle n’aimait pas utiliser, mais qui lui permettait de se calmer avant de continuer à parler. Elle se sentait tellement fébrile.

— C’est un espoir immense pour l’humanité que nous avons découvert ici. Même si la Terre n’est pas habitable ni exploitable pour le moment, nos différentes colonies ainsi que la planète Proxima B vont pouvoir bénéficier du legs de nos ancêtres ! En effet, ce site est une incroyable réserve de semences protégées et entreposées dans des conditions idéales de sauvegarde ! Vous rendez-vous compte ? Nous allons pouvoir faire pousser des légumes et des céréales disparus ! La mission archéologique Terra Prima a découvert une immense banque de graines, c’est tout simplement incroyable ! Ici Ruby en direct sur VH3, votre chaine préférée du système solaire !


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