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Isabelle Alentour, Louise par Angèle Paoli

Publié le 02 mai 2019 par Angèle Paoli

ELLE INVENTE POUR ELLE " UN BERCEAU QUI CONTIENDRAIT LE CIEL "

L ouise. Derrière la simplicité, derrière l'aménité d'un prénom - qui donne son titre au dernier recueil d'Isabelle Alentour - se profile la complexité d'une femme. La complexité aussi d'une vie. D'une vie de femme. Marquée dans sa jeunesse par une indicible tragédie personnelle qui laissera marquée au fer l'adolescente qu'elle fut. C'est de cette femme que la poète fait le récit, alternant prose poétique et poèmes dans une langue diaphane, limpide. La force de ce recueil tient à mes yeux dans la faculté dont fait preuve Isabelle Alentour, conjuguant dans son écriture tragique et lumière.

C'est avec la mort que s'ouvre l'histoire de Louise. C'est avec la mort que cette histoire se clôt. Au commencement cinq vers pour dire le passage entre un avant et un après. Un passage " calme " et " feutré " qui s'opère dans la douceur. Une même douceur se dit dans le dernier vers, ouvert vers la lumière, isolé par un long interlignage.

" Alors la belle clarté, alors la belle sérénité du matin. "

La présence de la lumière rend possible le souvenir de l'autre que l'on a peut-être accompagné jusque vers l'autre rive. Et plus loin encore, bien au-delà du souvenir, puisque c'est de partage et d'une continuité d'échange qu'il s'agit entre une vivante et une morte :

" [C]'est comme être avec toi ", répète la poète sur trois vers (plus un 4e isolé) pour ponctuer son propos.

Entre ces deux moments extrêmes - celui du caveau et celui de l'adieu final -, la poète retrace une vie. Elle tente d'en (r)assembler les fragments éclatés. Comme dans toute vie, il y a des seuils il y a des passages, souvent douloureux. Ici, un premier seuil entre l'enfance rieuse, solaire, fruitée, caressante, odorante de Louise ; et son adolescence traumatisée par l'expérience sordide vécue dans sa chair. Plus tard, entre sa vie passée en HP et sa mort.

Analepses et prolepses se suivent, se juxtaposent, qui suggèrent les brisures de la mémoire et du corps, les fêlures, les failles, indélébiles, inguérissables. Ainsi alternent les flashbacks, les moments accordés aux souvenirs heureux et les incursions dans le présent. En italiques se disent les jours paisibles d'antan :

" À l'ombre d'un tilleul la mère somnole,

enveloppée dans ses laines.

À ses pieds l'enfant joue. "

Différents " je " s'entrecroisent, celui peut-être de la poète qui suit son amie Louise dans l'HP où elle accompagne ses patients. Louise, âgée, au " visage de brioche ", au regard qui absorbe l'autre et le transfigure, aux souvenirs cabossés, aux secrets tenus enclos dans le mutisme. Louise et son " soleil noir ".

Au fil des pages, l'histoire de Louise prend forme, son visage se recompose à mesure que se dévoilent les meurtrissures. Avec toujours la même douceur qui se dit encore et toujours dans la lenteur. Les mots choisis, leur répétition, leur musicalité justement dosée, confèrent au poème sa beauté. Et enveloppent Louise de toute l'émotion dont elle est détentrice, celle-là même qui émane d'elle. Une beauté simple qui rend hors d'atteinte toute mise en mots autre que celle d'Isabelle Alentour.

Soudain le rideau se déchire. N'est-ce pas plutôt la poète qui intervient pour qu'enfin la parole se libère ?

" Lentement je déchire le rideau.

Efface le monde d'un trait de sommeil et te rejoins dans ton soleil noir. "

Le rideau tiré, les deux mondes brusquement se séparent. Entre rêve et réel. Le rideau s'ouvre sur une page blanche. Il se passe quelque chose. " Quelque chose échappe, je ne sais encore quoi. " Cet autre chose, c'est un j/e éclaté.

Ainsi l'autre " je " s'est-il un jour morcelé, qui donne son titre à la partie la plus développée du recueil. Scindé en deux, le j/e éclate, la voyelle se séparant de la consonne : j/e. Le décor a changé qui disjoint le réel du rêve. L'enfance perdue et l'HP. Louise : " ventre fauve " ; Louise sa " folie " ; Louise " ventre de fille ébréché ". Louise prise entre ses souvenirs solaires (en italiques) et sa vie de recluse parmi d'autres semblables. La " folle " se souvient, qui voudrait ouvrir les yeux de sa mère sur le réel de ce qu'elle a vécu : " Maman, vois l'erreur sur ce nom qui me cloue ! " Louise parle, Louise crache ses mots, chapelets de " caillots ", qui s'échappent chaque lundi de son " être morcelé ". La " pierre manquante " fait soudain irruption sur la page, qui, d'un poème à l'autre, prend forme, se développe. La pierre manquante, c'est le v.i.o.l. Louise a quatorze ans lorsqu'elle fait l'expérience du viol. Le mot n'arrive que tard sous la plume de la poète. En amont se vit la terreur de l'enfant, la peur de cet autre qui est son beau-père, sa présence " répugnante " et le ravage qu'il inflige à la toute jeune fille qu'elle est. Mère absente, assommée dans son sommeil par les calmants. Impossible de lui confier cette obsession de chaque soir. Impossible de la secouer par des supplications silencieuses : " Qu'as-tu fait de ton enfant, dis, qu'en as-tu fait ? " Impossible d'ailleurs pour l'enfant de mettre en mots " la chose " qu'elle subit, nuit après nuit. Louise de jadis aux robes virevoltant dans le soleil, découvre la réclusion. Le verrouillage. Le refus. Cerveau segmenté. L'innommable résiste au dire. Seuls persistent la peur, la honte, l'incompréhension, le refus, le cauchemar, l'horreur, la bestialité de l'autre. Le sentiment d'avoir été détruite-désarticulée-déconstruite-salie-abîmée. Avec le viol perpétré chaque soir s'en est allée l'enfance, s'en sont allés les rêves, emportés par un en-deçà inaccessible. Comment vivre dès lors ?

Faire silence sur l'indicible.

" Lisser lac,

faire taire tout bruit. "

C'est tout cela que la poète accueille auprès de Louise. Portée par une infinie tendresse. Avec sa parole, avec son silence, elle lui fait place en poésie, de la manière la plus humaine et la plus douce. Elle invente pour elle " un berceau qui contiendrait le ciel. "


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Isabelle Alentour, Louise  par Angèle Paoli


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