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Le client

Publié le 06 juin 2019 par Legraoully @LeGraoullyOff
Le client

Le Canal du Berry à Saint-Armand.
Photo : Clem Rutter

Saint-Amand Montrond est une petite ville agréable des bords du Cher. Elle possède un square aux maisons roses, qu’une fontaine agrémente, une longue avenue pourvue de lampadaires très décoratifs, formés de globes blancs groupés par trois ; on les voit d’une vaste place carrée, sur laquelle donne un grand café confortable et très apprécié. Dans ce café, il n’y a qu’un seul excentrique, bien inoffensif, c’est un homme de soixante-dix ans environ, toujours habillé comme un cycliste du Tour de France. Autrement il ne s’y rencontre pas de hippies, ni de jeunes aux cheveux longs, ni de drogués, ni d’étrangers, ni de terroristes, seulement quelquefois un ou deux punks à la crête rouge ou bleue. Mais tout est calme et les habitants paisibles, dans cette agglomération accueillante, entourée de ses campagnes berrichonnes placées au centre géographique de la France.

Pourtant tout n’est pas simple pour Monsieur et Madame Finet qui dirigent l’un des hôtels-restaurants les plus chics de la ville. En effet, dans le voisinage de Saint-Amand, un château appartient au roi des Gitans. Ces derniers se réunissent dans la région et viennent festoyer en l’honneur de leur souverain. Un soir, un groupe d’entre eux décida d’aller dîner chez les Finet. Enchantés, ils s’installèrent et commandèrent les meilleurs plats. Et puis quand fut présentée l’addition, ils refusèrent catégoriquement de payer. Homme énergique dans la quarantaine, M. Finet les menaça tant et si bien qu’ils durent s’exécuter. Seulement, ils devinrent furieux. Les coquilles de moules volèrent au plafond, les chaises prirent aussi un chemin aérien, l’une d’elle défonça la vitre d’une porte. Or, en cet instant précis entrait le fils Finet, garçon âgé de vingt ans. Il fut blessé au bras par un pan de verre On dut l’emmener à l’hôpital, où on lui fit dix-sept points de suture Il fut si bien soigné qu’il resta plusieurs mois avec deux doigts recourbés !

Ainsi va la vie, sous ses apparences pacifiques.

Le client

Pont sur la Marmande.
Photo : Julien Descloux

Quelque temps plus tard, un client se présente à l’hôtel. À la réception, Madame Finet l’observe. C’est un homme aux cheveux gris d’une cinquantaine d’années, un peu bedonnant, très correctement vêtu. Chemise blanche, cravate, costume, sinon des plus coûteux, du moins tout à fait convenable.

« Bonjour Madame, dit-il, je voudrais réserver quatre chambres. »

Il a un regard direct, un visage plutôt sympathique.

« Bien Monsieur. Pour quand ?

– Nous sommes vendredi, ce sera pour lundi.

– Lundi nous sommes fermés.

– Bien entendu, je n’y pensais pas. Alors, disons mardi.

– Monsieur, voulez-vous visiter les chambres ?

– Oui, je le désire. Des chambres avec douches, si possible. »

Pendant qu’ils prennent l’ascenseur, puis pénètrent dans les chambres, le nouveau venu, très à l’aise, explique sa situation :

« Je suis-venu à St-Amand en camion, c’est mon fils qui m’a amené d’Angers. Nous sommes dans la charpente métallique. Mon fils a un chantier à Angers et nous allons en ouvrir un autre à St-Amand. C’est pour cela qu’il a fallu que je vienne… Ce soir je retourne chez moi à Dijon par le train… Deux par chambre, c’est parfait, continua-t-il, mes ouvriers seront très contents, car c’est pour eux que je fais ces réservations. »

Tapis rouges, dessus de lits et rideaux de bon goût, télévision.

« C’est très bien, dit le client en redescendant. » Toujours volubile, il continua son histoire :

« Je me rends maintenant au chantier pour voir l’ingénieur. Nous montons des préfabriqués pour vivres frais et… Vous savez ce que c’est, il faut tout voir par soi-même… »

Ce Monsieur est vraiment très comme il faut, pensa la patronne en le raccompagnant à la porte tandis qu’il la remerciait de son accueil.

Le client

L’église Saint-Armand.

Le soir vers dix-sept heures trente, le nouveau client revient.

« Je suis très ennuyé, dit-il, figurez-vous que j’ai perdu mon portefeuille.

– Ne vous inquiétez pas, M. Delannoit, l’interrompt Madame Finet. Votre fils a téléphoné il y a environ une demi-heure pour signaler qu’il l’avait retrouvé dans le camion pendant qu’il filait sur Angers.

– Ah, tant mieux, je suis bien soulagé… Mais c’est que je n’ai plus rien, pensez, il me reste à peine trente francs. Comment vais-je prendre le train ? Et je n’ai même plus un papier d’identité !

– Dans ce cas, Monsieur, ce n’est pas grave. Je suis d’accord pour vous prêter cent cinquante francs, avec les trente francs qui vous restent, cela suffira pour prendre votre train. »

En bon commerçant, M. Finet rendait volontiers service. Il ajouta :

« Monsieur, si vous voulez, je vais vous accompagner à la gare en voiture.

– Ah, merci bien, ce n’est vraiment pas la peine !

– Mais, insista le patron, vous venez à pied de la zone industrielle, qui est très loin et, d’ici, la gare est à une bonne distance.

– Oh, j’ai tout mon temps…

– Si, si, c’est entendu, je tiens à vous éviter cette peine… »

Quatre chambres d’un coup, c’était tout de même quelque chose !

M. Finet prit le volant de la CX et le client, qui avait fini par accepter, s’installa cérémonieusement derrière.

L’hôtelier l’observait en regardant dans le rétroviseur.  Quand ils passèrent devant l’Hôtel du Pont du Cher, qui se trouve tout près de la gare, un léger malaise le prit.

« Bizarre, se dit-il, ce matin cet homme avait sa sacoche, j’en suis sûr, or il était censé l’avoir laissée dans le camion de son fils avant de se présenter à l’hôtel et, maintenant, il ne l’a plus. Me serais-je fait rouler ? »

Ils parvinrent au bout de la rue, devant la gare, bâtiment ancien. M. Finet y laissa Delannoit, sans commentaires.

Le week-end s’écoula ; le mardi, date pour laquelle les quatre chambres étaient retenues, nul ne se présenta. Ni ce jour-là, ni les jours suivants.

Trop poli pour être honnête, se dirent les patrons. Il arrivait souvent que des gens viennent, consomment et partent sans payer, sous un prétexte quelconque. Et la situation restait presque imparable.

Le client

Le musée Saint-Vic.
Photo : KoS

Impuissants, les époux Finet haussèrent les épaules et se dirent qu’il n’y avait plus qu’à passer cette somme de cent cinquante francs par profits et pertes.

Quelque temps plus tard, la police leur rendit visite.

« Madame, demande l’officier, n’avez-vous pas reçu un homme qui a retenu des chambres et qui n’a rien payé ?

– Si, dit Mme Finet, c’est exact.

– Avez-vous porté plainte ?

– Comment aurais-je pu le faire ? Il n’y a pas eu vol, c’est moi-même qui lui ai prêté de l’argent !

– Si, vous pouviez porter plainte pour abus de confiance.

– Quand je pense, dit M. Finet, que je l’ai raccompagné jusqu’à la gare, il n’avait pas l’air de le vouloir…

– C’est que, reprit le policier, il ne tenait pas à se retrouver dans les parages, il avait fait le même coup à l’hôtel du Pont du Cher. D’ailleurs, il n’avait nul besoin du train, il avait sa voiture…

– C’est donc pour cela qu’il n’avait plus sa sacoche, il l’aura déposée dans le coffre… Et son soi-disant fils qui avait téléphoné, c’était donc lui-même, il avait tout prévu…

– Certes, expliqua l’officier, il allait de ville en ville en donnant à chaque fois un nom différent, mais en agissant partout de la même façon. Il réussissait à bien vivre, sans métier, sans logement. Après avoir été arrêté, il a avoué trois cents escroqueries de cette sorte.

– Et que s’est-il passé ? On l’a condamné ?

– On a calculé qu’il devait environ sept millions d’anciens francs. Il a été condamné à les rembourser avec les intérêts. Seulement, voilà le problème : il n’a pas un sou, il est insolvable, alors on l’a relâché ! »

Il aurait dû se faire comédien !


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