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[lu] métaphysique de l'apéritif, spritz de stéphan lévy-kuentz

Publié le 16 octobre 2019 par Tilly

[lu] métaphysique de l'apéritif, spritz de stéphan lévy-kuentzLa première fois que je l'ai lu, j'avais situé l'inaction de ce roman statique (sic, l'auteur) à la terrasse d'une brasserie du carrefour Vavin (disons La Rotonde, bien que rien ne l'indique, mais j'aime bien "voir" ce que je lis).
Le premier chapitre est d'une grande précision topographique et chronométrique : j'aurais dû me méfier...
En le relisant une nouvelle fois pour écrire cette note, je m'aperçois de mon erreur, ou plutôt, de ma naïveté.
On part de la sculpture de Balzac par Rodin, boulevard Raspail.
Six minutes de marche, mais comme rien n'indique à quel rythme, ni la direction prise (Montparnasse ? Denfert-Rochereau ? Port-Royal ?), il y a au choix un bon nombre de débits de boisson sur les cercles concentriques qu'on pourrait tracer à partir du carrefour Vavin (également baptisé place Pablo Picasso, ça j'ignorais !).
À vous, à moi, de choisir, lequel ; c'est la règle qu'instaure poliment Stéphan Lévy-Kuentz :
" Si cela ne vous dérange pas, vous [...] serez le personnage principal mais tout ce que vous penserez ne sera pas retenu contre vous. Pour l'instant, vous vous contentez de rester à l'écoute de vous-même. ".
Puisque l'auteur me donnais tous les droits, j'ai marché trois minutes... et je suis revenue sur mes pas ; obéissante, je me suis installée en terrasse, seule, pour un apéritif métaphysique.

D'abord ouvrir le petit livre blanc et se laisser tranquillement transmettre par la pensée les rêveries d'un professeur ès-qualités en libations vespérales.
Puis passer la commande. Le temps de l'attente, par chance un peu long, donne l'occasion de se plonger dans plusieurs micro-monographies délicieuses, follement érudites et drôles : une histoire des boissons apéritives au cours des ans, une typologie des consommateurs, une revue des écrivains sous influence, une analyse de l'archétype de l'homme de trop dans la littérature russe, etc.
Le premier verre en main, lever les yeux, regarder passer des gens ordinaires, des excentriques, quelques fantômes, voir surgir une randonnée en roller (tiens, ça existe toujours ?) .
Tout à coup sentir que ce délectable tableau de vie parisienne va déboucher sur quelque chose de plus profond et troublant.
" L'apéritif [...] c'est regarder le temps écoulé comme celui qu'il reste à dépenser. Et du temps, vous n'en avez plus beaucoup devant vous. "
Le petit jeu du narrateur qui demande au lecteur de prendre sa place dérape insidieusement et laisse place petit à petit à l'intime, au bilan d'une vie.
L'auteur réapparaît avec de drôles de souvenirs qui n'en sont peut-être pas (c'est un roman, n'est-ce pas !), entremêlés de références cinéphiliques pointues et nostalgiques.
Des coups de gueule un peu fumeux, pour cause d'ivresse montante, sur le courtisianisme dans l'art, sur l'impuissance de la littérature, etc.
Des visions, aussi, qui font naître une angoisse forcément métaphysique.
Et une pirouette romanesque magistrale, formidablement amenée, vers une chute (chut !) dont la violence elliptique et la gravité prennent de court.
Je m'en souviendrai longtemps.

Le temps (celui de la lecture comme de l'apéritif) a passé. La nuit est tombée.
Refermer le petit livre blanc sur la postface de Denis Grozdanovitch ( Apologie du scepticisme crépusculaire) :
" [...] l'un des bonheurs de ce court roman introspectif est de nous restituer minutieusement la teneur même de ces brefs instants de grâce, de ces minutes profondes où l'ébriété nous procure l'illusion de danser en parfaite harmonie avec le monde environnant, sur la corde raide de la divulgation spéculative. "

>> un extrait (long, parce que je n'ai pas parlé du style.... jugez-vous-mêmes)

" Vos mains. Pour varier votre centre de gravité et vous reposer de vous-même, vous croisez machinalement vos genoux dans l'autre sens. Faisant face au carrefour, votre regard fixe alors ces mains qui dorment calmement sur votre cuisse et dont la sage mission reste celle de saisir un verre à moitié vide, de plonger dans un bol d'arachides ou d'extraire une cigarette de cet affreux paquet noir chargé de culpabilité. Scolaires et disciplinées, des mains dont le majeur se tacha d'encre Visor Pen, Sheaffer ou Waterman afin de former ses premières lettres sur des partitions musicales. Des mains qui firent se combattre les chevaliers Bayard et Du Guesclin, qui, dans la pénombre des marionnettes du Luxembourg, applaudirent Guignol et Gnafron donnant la bastonnade au gendarme. Des mains qui se tachèrent encore du pistil des hibiscus dans les jardins d'Anfa, qui, des fleurs mauves du plumbago confectionnèrent de petits parachutes ou des perruques royales de bougainvillées scalpées sur les murs de chaux. Des mains qui cueillirent câpres et groseilles, décrochèrent des coings trop sûrs et ramassèrent des kakis éventrés. Ces mêmes mains qui plus tard tordirent des bras dans les cours de récréation, interceptèrent des ballons, taillèrent des bouts de bois à l'opinel, firent couler du sable brûlant entre leurs doigts et virent du jus de pêche couler sur leurs poignets. Des mains qui, à l'occasion de manches interminables sous un soleil impitoyable, tinrent sans faiblir le manche glissant de votre Donnay pour ajuster des passing-shots, qui, dans les vapeurs de fioul et d'embruns mélangés, agrippèrent le bastingage froid de ferries britanniques, italiens, grecs, qui tirèrent des bords sur les catamarans ou cornèrent la pulpe de leurs doigts sur des cordes de guitare. Des mains qui changèrent les vitesses avec autorité sur les départementales, forcèrent des coquillages à la lame courte et débouchèrent des bouteilles de champagne. Des mains qui glissèrent enfin sur les boucles soyeuses de compagnes mariées à d'autres depuis longtemps.

Passées de Tom Sawyer à Bartleby, ces mains fidèles vous ont suivi jusqu'à cette terrasse afin de mener la calme bataille de la durée. Des mains qui le plus clair de leur temps cliquent dorénavant sur un morceau de plastique, pulvérisant des phrases comme les cailloux à Cayenne.

Attendant le programme du lendemain, ces doigts entremêlés qui leur appartiennent reposeront un jour sur votre torse de chevalier. C'est vrai, de ce sac de peau qui a toujours toléré vos frasques avec bienveillance, vous ne savez toujours rien du plongeon vers lequel il se hâte lentement. Vous ne savez pas davantage de quelles gerbes sera fait votre bouquet final ni quels proches viendront vous serrer dans leurs bras ou les saisir pour en réchauffer la paume avant d'imperceptiblement se reculer parce que là où vous allez, ils ne pourront plus vous suivre. "

>> elles et ils en parlent aussi (liens) :


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