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Françoise Clédat, Rivière et Alaskas par Angèle Paoli

Publié le 05 décembre 2019 par Angèle Paoli

" LAISSER PARLER LA RIVIÈRE "

L ecture (pas tout à fait suivie) d'une cartographie intime.

Le dernier recueil de Françoise Clédat - Rivière et Alaskas - est-il une invitation au voyage ? Probablement. Mais certainement pas dans l'acception courante suggérée par cette expression. On imagine mal en effet la poète se lancer dans des aventures de l'extrême - canyoning et autres expéditions arctiques. En revanche, nous n'ignorons pas son goût pour les livres et pour les arts. Ainsi peut-elle écrire :

(Lieu que je lis

Langue que j'écris).

Invitation au voyage ? Oui, mais à un voyage qui n'a rien d'ordinaire, affranchi de ce qui encombre et qui l'encombre. Purgé de ses mythologies et/ou archétypes. Aléas, péripéties et aventures. Un voyage nu. Car, tout comme il existe de multiples façons de vivre et de mourir, il existe de multiples façons de voyager. Partir ne pas partir. " Partir sans partir ".

Alors, de même que la poète se lance sur les traces de Jack London - in " alaskas 3 " (" lecture suivie : Faire un feu, Jack London ") -, partir soi-même sur les traces de la cartographie intime de Françoise Clédat en suivant chemins et cheminements organisés dans les trois sections du livre. " Rivière " / " Petite, je me tiens entre deux chansons " / " Alaskas ". Une invitation de la poète à la suivre dans son " odyssée " immobile, presque autour de sa chambre. Odyssée affective, intellectuelle et poétique. Une exploration de " lectrice " en quelque sorte.

" Odyssée comme audace d'y aller " ( in " alaskas 1 "). En lisant comme en écrivant.

Cela commence avec le titre, dès la première de couverture. D'emblée un titre qui intrigue. Deux mots coordonnés par un " et ". " Rivière " : nom commun, au singulier. " Alaskas " : nom propre, au pluriel. J'ignorais qu'il existât plusieurs Alaskas. De fait Oui. Si l'on se fie aux cartes maritimes. Trois " alaskas " aussi dans le recueil de Françoise Clédat. Si le regard s'arrête sur la page de titre proprement dite, il ne peut que s'interroger sur la parenthèse qui accompagne et parachève le titre : (" Lieu commun "). Étrange mise en commun dénominateur des deux termes du titre - celui au singulier et celui au pluriel -, sous l'expression singulière, mais fortement connotée, de " lieu commun ".

À bien considérer le mot " rivière ", sans mention de son identité géographique, le terme générique draine avec lui une multiplicité d'images qui appartiennent à tout un chacun. Quant au pluriel du toponyme Alaska, il démultiplie les horizons d'attente du lecteur, tout en classifiant le nom propre dans les rangs des noms communs (sans majuscule à l'initiale dans le texte courant). Entre les mots " rivière " et " alaskas " émerge un autre lien, étroit. Un lien explicitement évoqué par la poète au tout début d'" alaskas 3 ".

" La transformée de rivière

(1)

: devenue yukon, " grande rivière " en kutchin (langue parlée en alaska...) ".

La lectrice s'interroge. En quoi le titre de ce recueil rejoint-il la kyrielle de lieux communs dont chacun fait usage dans la conversation courante ? S'agit-il d'une antiphrase ? D'un clin d'œil gentiment malicieux pour conduire lecteurs et lectrices à déporter leurs habitudes - regard, langage, lecture - d'un léger écart ? Pas de côté ? Ou invite à réviser " un commun manque d'imagination " ?

L'expression " lieu commun " - et ses multiples variantes - ponctue le texte de façon récurrente. C'est elle qui ouvre le premier poème - " rivière 1 " - de la section " Rivière ". Et imprime au poème sa tonalité.

" lieu commun du partir sans partir - moi rivée à la rive

[...]

lieu commun du vivre mourir - mainstream

[...]

en ce commun constitue

traces et chemins ta jouissance dans mon corps

se souvient d'avoir joui ".

Et plus loin, en " rivière 3 ", dans cette interrogation :

" image virtuelle et expérience réelle sont-elles horizons communs pour le regard ? "

Ou en " rivière 5 " :

" Rivière chante (lieu commun) "

Et, en conclusion du même poème sur Live Stream, installation sonore du plasticien britannique Oliver Beer :

" Œuvre sonore... elle est lieu, commun à tous ".

Semble échapper à ce commun dénominateur : l'agonie

" (les agonies ne sont pas communes) ".

Pour autant, " le commun " occupe l'esprit de la poète, l'enrichit :

" Impact par où le commun m'augmente des lieux

qui ne me sont pas communs... " ( in " rivière 5 ").

Où l'on voit comment la poète travaille la langue. Où l'on voit qu'elle joue sur la dérivation impropre ainsi que sur la polysémie du mot. Où l'on voit le rôle et l'importance du lieu commun dans la réflexion qui sous-tend l'élaboration de cet ouvrage.

D'autres lieux communs traversent les poèmes, qui ne disent pas toujours leur nom :

" Passer par le Nord est un ours blanc ".

Ou encore :

" Blanc sur blanc s'évanouit sur la banquise ".

Déjouer le caractère figé des images relève de l'art. Détourner le cliché de son assise conventionnelle, c'est bousculer la langue. Comme le montrent les deux précédents exemples empruntés à " alaskas 1 ".

Le paysage onirique de " rivière " se déroule en dix chants. Placés, pour quatre d'entre eux, sous l'égide de g.b. Gaston Bachelard. Chaque chant fournit des clés de lecture du recueil. Au cœur de ces poèmes se lisent, de manière elliptique et cryptée, les commencements. Lesquels sont évoqués par des retours en arrière sur l'enfance, sur les incomplétudes et les tâtonnements qui lui sont associés, sur les paysages qui ont façonné la poète. Sur ses premiers émois ; " premier vertige d'être ". Peut être toutefois perçu comme actuel, contemporain de l'écriture, un semblant d'immobilité du " moi rivé à la rive ", cependant contrebalancée par la motilité de l'intellect et la fréquentation assidue des autres, artistes et/ou poètes :

" n'y accède que par le travail des autres - saint-amant théophile tristan alphonse l claude m gaston b ".

Ce que confirme avec force l'aveu :

" L'ailleurs, tout l'ailleurs, vient par les livres " ( in " rivière 3 ").

La poète recherche dans les livres (et dans l'art) les sensations dont la vie l'a privée. Ainsi découvre-t-on dans les trois proses qui s'intercalent entre " rivière " et " alaskas " - " Petite je me tiens entre deux chansons " - le trouble qui est à l'origine de la " singularité " de la poète. Frappée d'" amusie " : l'enfant chante faux. Adulte, la poète compense sa carence auditive par un regain d'images visuelles. Qui, intériorisées, démultiplient le champ des perceptions. Jusqu'à ce que survienne, l'âge venant, une macula. Cette altération du champ visuel ouvre chez la poète de nouvelles pistes de réflexion. Ainsi dans " alaskas 1 " :

" Perdre l'acuité d'un sens n'est pas perdre le nord mais pousser vers lui les antennes de nouvelles sensibilités... ".

Ou encore, quelques lignes plus loin :

" La clarté du grand nord à la nuit de nos yeux possède toute l'intensité de la neige bien qu'aucun organe ne soit ébloui par sa blancheur. "

Fragilisée par la nostalgie de ce qui fut, l'immobilité de la poète est ressentie comme douloureuse :

" tant furent présences

pas qui marchèrent

regards qui regardèrent "

et s'accompagne du regret :

" (plus personne pour partir

plus personne pour quitter) ".

Entre le temps originel - " à ce premier instant " - et le temps présent - " à ce dernier (instant) " -, ce qui pouvait se lire comme jonction " entre terre et ciel soi si petite " s'est mué en un sentiment d'inaboutissement et d'" informe ", voire d'échec. À quoi se surajoute un sentiment d'absence et de vide.

Or le vide existe bien, en dehors de soi et au-dedans de soi. Il est peut-être un mal nécessaire, " peut-être notre moteur le plus sûr ", comme le dit Nicolas Bouvier, qui définit le vide, dans l'exergue choisi par la poète, comme " une espèce d'insuffisance de l'âme ". Tout aussi éclairante est cette autre citation que Françoise Clédat emprunte à la sculptrice Sara Favriau :

" La sculpture ici n'est pas seulement un volume, elle est aussi un vide prêt à recevoir ".

De même en est-il du blanc. Un blanc visible à l'œil nu dans les interlignes du poème :

(" dans le poème, là où tu choisis de ne pas dire tu laisses un blanc, là où tu barres ce qui a été dit le barré crée du noir ") (in " alaskas 2 ").

Blanc des " blanches alaskas " de la poète. Annonciatrices du silence :

" silence précède bruit blanc dans l'ordre des expressions " ( in " rivière 10 ").

" Silence est le visible d'alaska, sa narration primordiale... " ( in " Lyrique 2, alaskas 2 ").

Blanc " qui revient " ... " pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence " (Stéphane Mallarmé in exergue).

Blanc synonyme de la mort qui s'approche : (" silence tu.e ") ( in " rivière 10 ").

Mort sur laquelle se clôt le recueil - celle du personnage de la nouvelle de Jack London :

" La neige tout autour, drap qu'on lisse

Une voix lointaine

: Il ne sent plus rien maintenant

Il part. Il est parti ".

Et celle, ignorée mais proche, de la lectrice de cette nouvelle de Jack London :

" Elle, ne sait pas encore qu'elle a commencé à le suivre ".

Quant à l'usage, abondant, des citations dans " alaskas 1,2,3), il est plein d'enseignements :

" En quoi elle est sincère. En quoi elle ne l'est pas. La manière dont les citations disent ou taisent ce qu'elle ne dit pas ", écrit la poète dans " Ordalie ", poème final d'" Alaskas ".

La poète trouve ainsi chez d'autres un écho à ce qui nourrit sa propre réflexion. À ses inquiétudes et à ses peurs. Ainsi de ce qui, dans ces quelques vers, s'annonce comme un avenir prochain :

" comme par effacement

devenir

forme

du vide qui s'annonce

et que ce soit vivre

(à la transparence de ton propre deuil n'être pas parvenue) ".

Chaque poème, rivière de mots, emporte avec lui ses propres dérives. Ses propres flux et interrogations. Ainsi de cette question taraudante sur la légitimité de l'écriture face à l'expérience vécue :

" Si la faim dont tu souffres ne t'affame pas ni la soif ne t'altère, si la glace ne te gèle ni le soleil ne te brûle, image virtuelle et expérience réelle sont-elles des horizons communs pour le regard ? Le visible qui en tient lieu devient-il obstacle au vécu quand prime le ressenti ? ".

Dans Rivière et Alaskas, la rivière se révèle être un topos inépuisable, toujours courant et charriant dans ses eaux, à la surface, une pluralité d'images aussi inattendues qu'imprévisibles. Toutes sortes de leurres, de dérives, de reflets trompeurs qui mettent en même lice " figure erronée " et " figure de vérité ".

Laisser parler la rivière, source de questionnements et de surprises. Tout comme laisser parler en soi le désir. Ce que fait Françoise Clédat, avec sensibilité et subtilité. Et grand talent.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

Françoise Clédat, Rivière et Alaskas par Angèle Paoli


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