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Les 500 signatures (Fan fiction)

Publié le 15 décembre 2019 par Legraoully @LeGraoullyOff

Bien sûr, je m’en souviens : ma carrière au conseil constitutionnel fut plutôt calme dans l’ensemble, je ne risquais donc pas d’oublier un incident aussi rocambolesque ! C’était à deux semaines du premier tour des présidentielles de 1965, perspective qui n’était pas faite pour troubler mon quotidien de fonctionnaire : le général De Gaulle était sûr de repasser, l’élection n’intéressait pour ainsi dire personne dans cette France qui ronronnait ! La guerre d’Algérie était finie, personne ne voyait venir le grand bazar de mai 68… Bref, j’étais à deux doigts de m’endormir sur mon bureau quand je vis ce groupe, pour le moins pittoresque, s’approcher de mon guichet.

Ils étaient six, cinq hommes et une femme. En tête de file, un homme assez corpulent, portant des décorations et une petite moustache blanche, menait la marche d’un pas martial. La femme, d’allure gracile, semblait avoir déjà atteint un certain âge mais avait gardé cette élégance naturelle typique des femmes du monde. Derrière elle, un individu à la mine patibulaire et à la moustache en brosse à chiendent précédait un monsieur distingué qui avait vaguement l’air d’un artiste, lui-même suivi d’un particulier en tenue d’épicier. Mais l’homme qui fermait le cortège état indubitablement le plus folklorique : chapeau boule, large moustache rousse, plastron blanc, chope de bière à la main… Un cockney londonien égaré en plein Paris ! Mais ce qui me frappa le plus chez cet individu, qui était sans doute le doyen de la troupe, était la relative indifférence que je lisais dans son regard, contrastant violemment avec l’air déterminé de ses compagnons qu’il ne devait suivre que par courtoisie.

Quand l’homme à la moustache blanche avait atteint mon guichet, je me préparai à lui demander le motif de la visite, mais je ne pus même pas commencer ma phrase ; avant même que je n’aie pu desserrer les dents, il déposa sous mes yeux une mince liasse de papiers et lança, comme s’il tenait à être entendu de l’extérieur : « Citoyen, voici les parrainages d’élus pour la candidature de l’homme que nécessite la patrie ! » Quelque peu secoué par cette annonce aussi grandiloquente qu’inattendue, je restai quelques secondes bouche bée avant de lui demander des précisions : après m’avoir fait part de l’étonnement qui lui inspirait mon ignorance, il m’expliqua que lui et ses compagnons venaient en tant que représentant d’un candidat à l’élection présidentielle dont j’avais vaguement entendu parler ; j’avais pourtant cru comprendre que l’intéressé avait démenti sa candidature qui, de toute façon, n’aurait eu aucune chance de faire de l’ombre à celle du général. Néanmoins, par pure politesse, je jetai un coup d’œil rapide à la liste de signatures que mon interlocuteur avait déposée devant moi.

Peu après, je repris la parole, le plus aimablement possible : « Bon. Alors, premièrement, monsieur…

– Major ! m’interrompit-il sans ménagement.

– Premièrement, redémarrai-je avec une pointe d’agacement, monsieur le major, vous arrivez trop tard : la date limite de remise des parrainages d’élus est dépassée depuis quinze jours.

– Qu’importe la date, quand l’intérêt supérieur de la nation est en jeu !

– Deuxièmement, la règle est claire : il faut 500 parrainages pour que la candidature soit recevable or j’en vois qu’environ 150 et il y a beaucoup de doublons.

– Certains n’ont pas pu s’empêcher de signer deux fois ! L’enthousiasme…

– Et troisièmement, enfin, cette liste n’a même pas été validée par votre candidat ! Où est sa signature ? Est-il au moins ici ?

– Non, intervient l’homme à la moustache en brosse à chiendent : voilà deux semaines qu’il est parti à la campagne…

– Vous voulez dire « en campagne », demandai-je ?

– Non, non, reprit-il, narquois : il refuse obstinément de faire campagne, il a fui à la cambrousse ! Mais je peux le remplacer, si vous voulez… »

Je commençai à me demander si je n’étais pas en plein délire ! Après m’être pincé pour vérifier que je ne rêvais pas, je respirai un grand coup puis, ayant retrouvé un semblant de contenance, je me décidai à parler : « Si je comprends bien, vous voudriez que je valide, alors que le délai est déjà expiré et qu’il vous manque plus de la moitié des signatures requises, la candidature d’un homme qui ne se présente même pas de son plein gré ? Je suppose que vous plaisantez ?

– Par les mânes du général Gamelin, rugit l’homme aux décorations, mais c’est du déni de démocratie ! C’est à l’électeur de trancher ! Et si notre candidat est élu, tout le monde devra s’incliner, à commencer par lui-même, volontaire ou non ! Alors donnez le coup de tampon et n’en parlez plus !

– Monsieur le major, rétorquai-je en usant mes dernières ressources de politesse, je suis là pour appliquer les lois, pas pour satisfaire vos caprices ! Je vous prie donc de ne pas insister et de me laisser travailler ! » À peine avais-je fini ma phrase que cet officier en retraite se jeta sur moi avec l’intention très nette de m’étrangler : je pus voir la femme se diriger vers la sortie, sous la protection de l’homme à la moustache rousse qui l’accompagnait. Alors que le major me pourchassait, suivi par les trois autres hommes qui essayaient de le retenir, je pris le premier téléphone à portée de main et appelai la police. L’arrivée des forces de l’ordre fut aussi rapide que leur intervention : mon assaillant n’avait plus la vigueur de ses années de service actif et fut rapidement maîtrisé sans avoir seulement pu m’atteindre. J’avais quand même eu la peur de ma vie : je n’étais pas habitué à tant d’animation dans ma vie de fonctionnaire.

Les circonstances de l’agression parurent si invraisemblables que le major fut relâché après deux pauvres heures de garde à vue et ne fut même pas poursuivi. J’eus par la suite la confirmation que son « candidat » n’avait jamais eu l’intention de se présenter officiellement et que tout était parti d’un malentendu. On dénombra néanmoins quatre bulletins en sa faveur : oui, seulement quatre, les six membres de son comité de soutien n’avaient même pas tous voté pour lui ! Comme s’il n’y avait pas déjà assez d’aberrations en politique !


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