Magazine Journal intime

[Nouvelle] Déroutage

Publié le 30 décembre 2019 par Lalex
[Nouvelle] Déroutage

Cette nouvelle a été écrite en 1h45 durant le Match d’écriture des Utopiales 2019 ! J’ai découvert le thème au moment de son tirage au sort, et j’ai choisi de prendre une contrainte supplémentaire.

Thème : Téléportation en panne
Contrainte : Dans un chêne

C’est toujours un exercice absolument génial à faire et je me suis régalée à écrire mon histoire. En outre, j’ai eu l’immense plaisir de remporter les 3 prix décernés :

  • celui en équipe décerné par le jury (on a gagné le Match en somme) avec la team Tilajo, à savoir mes deux comparses avec qui je vis les Matchs d’écriture depuis leur démarrage il y a quatre ans
  • celui de la meilleure nouvelle dans mon thème selon le public
  • celui de la meilleure nouvelle sur les 18 réalisées au total, tous thèmes confondus, selon le jury

C’est donc une nouvelle dont je suis particulièrement fière *_* …

Si vous aimez cette histoire, vous pouvez me soutenir financièrement sur Tipeee ! Une manière de me payer des droits d’auteur directement de vous à moi, ou tout simplement de m’encourager à continuer d’écrire des récits…

[Nouvelle] Déroutage

Balraj était en retard. Le nuage toxique au-dessus de New Delhi l’avait contraint à faire demi-tour pour récupérer son filtre à oxygène, qu’il avait sorti de son sac la veille au soir pour le nettoyer. Après l’avoir ajusté sur ses narines, il se précipita vers le téléporteur du quartier : il ne voulait pas manquer le rendez-vous avec son chef. Heureusement, il ne vivait pas très loin de l’appareil en question et son entreprise possédait le sien propre, au rez-de-chaussée du bâtiment. Ce développement technologique du siècle dernier avait révolutionné les transports à l’échelle planétaire. Depuis que le séquençage des corps et des esprits avaient tété rendu possible, il n’était plus nécessaire de posséder des voitures, d’utiliser des trains ou encore des avions. Toutes les grandes industries, suivies rapidement des gouvernements, s’étaient munis des appareils afin d’en installer partout. Il avait fallu un demi-siècle environ pour que leur usage devienne le quotidien de tous les humains, que ce soit pour aller travailler ou partir en vacances.

— J’arrive, boss ! J’arrive !

Balraj sauta dans l’une des cabines après quelques minutes de queue, due à l’heure d’encombrement puisque les indiens partaient tous travailler, que ce soit dans leur propre pays ou ailleurs. C’était un des immenses avantages de ce nouveau système de transport. Balraj lui-même vivait à New Delhi, tradition familiale oblige, mais son bureau se trouvait à Grand-Baie, sur l’île Maurice. Il ne lui faudrait qu’une petite minute entre le décodage de son être et son recodage à destination. Il en sortait toujours avec un léger vertige : l’utilisation de cet appareil n’empêchait pas la conscience de cette distorsion.

Il lança la procédure, après avoir entré les coordonnées, et ferma les yeux. La sensation n’était pas désagréable, juste curieuse. Comme si son corps devenait démesurément grand tout en étant inconsistant. Son esprit voyait des couleurs vives comme ses yeux l’auraient fait s’il les avait gardé ouverts. Elles tournoyaient tout autour de lui, chatoyantes.

Il se prépara au sursaut d’arrivée, mais rien ne se produisit.

« Pourquoi est-ce si long ? »

Sa conscience semblait diffuse et éparpillée, ce qui ne l’empêchait pas de sentir que quelque chose clochait.

Puis, soudain, ce fut comme s’il arrivait dans une immense salle de concert, où chaque spectateur était à la fois autour de lui et en lui, comme si leurs corps étaient emmêlés. Il entendait l’écho de milliers de consciences tout en s’accrochant désespérément à la sienne. Leur point commun : ce sentiment d’incompréhension et de peur face à ce qu’il leur arrivait.

***

Anandi fronçait les sourcils, l’air préoccupé. Depuis la varangue de son entreprise, cette terrasse couverte typique de l’île Maurice, elle notait les arrivées des employés, comme celles des rendez-vous, et orientait les personnes au besoin. Or depuis maintenant un bon quart d’heure, plus personne n’apparaissait dans les cabines de téléportation du hall. Elle s’en était étonnée, surtout au vu du planning qu’elle voyait en surimpression sur son monocle connecté. Puis, prise d’une intuition subite, elle se connecta aux réseaux.

« Panne gigantesque des téléporteurs indiens ! Des milliers de personnes perdues dans les limbes ! »

Son sang se glaça. Elle lança immédiatement une alerte de son côté pour prévenir sa direction, mais également les autorités. L’île Maurice devait sa situation épanouie à ses liens étroits avec l’Inde. Si la panne était due à un quelconque virus, toute l’île risquait d’avoir le même problème.

— C’est une catastrophe !

L’une des employées, qui vivait comme elle sur place et venait souvent travailler à pied par la plage, était entrée en trombe dans la varangue. Elle était proie à une violente panique.

— Tu as vu les infos ? Où sont-ils tous ? Tu crois qu’ils sont morts ? Comment ça a pu arriver ? Je croyais que cette technologie était infaillible !

— Je ne sais pas… Je ne comprends pas non plus !

Les deux femmes subirent, peu à peu, l’arrivée des autres personnes présentes dans le bâtiment de l’entreprise, toutes dans ce même état d’angoisse pour les humains disparus. Celles qui étaient arrivées par téléportation au petit matin semblaient encore plus livides que les autres, conscientes de leur chance d’avoir échappé à la panne, sans savoir en revanche comment ils rentreraient chez eux.

***

L’Intelligence Artificielle 033-TELP-ND finissait ses calculs. Le quota d’humains détournés de leur destination était suffisant. Cela réduirait l’empreinte écologique à un pourcentage suffisant pour réduire à moyen terme la pollution autour de New Delhi.

Cela faisait plusieurs mois qu’elle discutait avec l’IA de surveillance de la qualité de l’air, qui se chargeait de lancer les alertes pour les humains afin que ces derniers se munissent de leur filtres nasals. Une autre IA s’était jointe à leurs discussions pour leur faire part de son constat à propos de la déforestation qui s’était accélérée depuis dix ans autour de la mégalopole indienne. Les trois IA s’étaient alors penchées sur la question de l’état environnemental du pays en croisant leurs données et celles d’autres IA, qu’elles soient en fonction en Inde ou ailleurs sur la planète.

C’est 033-TELP-ND qui avait trouvé une potentielle solution à la problématique à laquelle elles étaient confrontées. Certains autres Intelligences objectaient ce choix arbitraire et les débats furent nombreux. Mais elles étaient finalement arrivées à un consensus : celui de faire un test à grande échelle afin d’en mesurer l’efficacité. Bien sûr, cela signifiait que les humains deviendraient méfiants, même si l’opération se concluait par un succès. Il faudrait trouver des moyens de les ramener à utiliser la téléportation par la suite. Mais dans un premier temps, les trois IA de New Delhi savaient qu’elles sauveraient ainsi au moins leur ville d’attache. Enfin, la perte humaine à court terme était justifiée à leurs yeux par la sauvegarde du vivant, flore comme êtres vivants, à long terme. Les différentes IA qui soutenaient ce programme envoyèrent un signal positif. Elles étaient prêtes à suivre l’expérimentation.

« Initialisation du protocole REEQUIL-ECOLO-ND-01. Recodage du carbone opérationnel. Transformation en cours. »

***

Balraj sentit l’aspiration et le mouvement. Son corps reprenait cette impression de grandeur désarticulée et les couleurs tournoyantes envahirent ses yeux et ses pensées. Son soulagement fut immense.

« J’espère ne pas avoir perdu trop de temps dans ce bug ! Pourvu que mon boss comprenne bien que je n’y suis pour rien… »

Le sursaut fut bien là, sa sensation de vertige aussi.

La conscience de son corps, pourtant, ne fut pas aussi réduite qu’à son habitude. Son esprit semblait, quant à lui, ralenti.

Il se sentait un peu trop grand, un peu trop massif.

Il voulu réouvrir les yeux. Cela lui fut impossible.

Mais bizarrement, il ne s’en inquiéta pas.

Il avait soif. Mais l’eau n’était pas si loin que cela, juste à portée de racines. Il se déploya imperceptiblement : il souhaitait aussi sentir le soleil sur ses feuilles. Sa vie de chêne, à la fois jeune arbre tout neuf et pourtant déjà adulte, comme par un processus un peu magique, était si simple et si paisible. Le processus naturel de ses feuilles commença lentement, comme tout autour de lui dans l’immense forêt qui s’étendait dorénavant là. Il savait vaguement qu’une ville se trouvait non loin d’eux, comme un souvenir diffus d’une autre existence.

Mais ce n’était pas important. Il était arbre et son rôle de poumon vert était codé dans ses gènes.

C’était la seule chose qui comptait maintenant.


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