Magazine Journal intime

Télémaque

Publié le 18 juillet 2008 par Ali Devine

Télémaque
La fondation Télémaque a été créée il y a trois ans, à l’initiative de Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider Electric. Je ne connais pas le dessous des cartes mais il est vraisemblable qu’il a bénéficié de l’aide de son ami Claude Bébéar, patron semi-officiel du capitalisme français. Ces deux décideurs passent pour avoir beaucoup réfléchi à la responsabilité sociale des entreprises. Le constat mille fois formulé sur la panne de l’ascenseur social français les a amenés à s’intéresser aux bons élèves des zones d’éducation prioritaire ; ils souhaitaient faciliter leur réussite scolaire et personnelle, en espérant que cela leur permettrait ultérieurement de faire des carrières conformes à leurs aptitudes et à leur travail.
Grâce aux bonnes fées qui se sont penchées sur son berceau Gucci, la fondation rassemble actuellement une douzaine de très grandes entreprises françaises (AXA, Total, PPR, Darty, etc) qui lui fournissent ses moyens matériels et humains. Son comité exécutif comporte également des représentants du Ministère de l’éducation nationale et de la Fondation de France.
Concrètement, voici comment les choses se passent. L’établissement intéressé par le dispositif –généralement un collège- choisit, parmi ses élèves, ceux qui lui paraissent le plus méritants. Les trois critères généralement retenus sont une moyenne générale supérieure à 16/20, un comportement impeccable et la qualité de boursier d’Etat, même si on peut se montrer flexible sur le premier et le troisième points. Ils ne sont pas très nombreux à avoir le profil : à Djerzinski, nous en avons repéré 8 sur les 400 élèves des niveaux 5e et 4e. Ces brillants sujets sont alors pris en charge par un binôme constitué par un professeur référent et un tuteur d’entreprise (tous deux bénévoles). Le premier aide à déterminer les besoins de l’enfant, dans tous les domaines, et il vérifie régulièrement que les résultats scolaires ne baissent pas. Le second suit une « feuille de route » (on en trouvera un modèle ici) où sont précisés les objectifs visés et les moyens de les atteindre. Sur son temps libre, le tuteur rencontre régulièrement son ou sa filleul(e), le sort, l’emmène au théâtre ou au cinéma, lui fait visiter sa boîte, etc. La fondation met une réserve de 2.300 euros annuels à la disposition de chacun de ses protégés et cette somme, gérée le plus souvent par l’intendant du collège, est dépensée au fur et à mesure des ordonnancements du tuteur. Elle peut servir à acheter des livres, un ordinateur, un accès Internet, un abonnement au cinéma, un séjour linguistique. Parmi les professionnels impliqués dans le dispositif, les plus débrouillards réussissent même à mettre à contribution leur comité d’entreprise, et à faire bénéficier l’élève des prestations fournies par celui-ci.

L’objectif d’ensemble est d’ouvrir les horizons des bénéficiaires, et, comme on l’a dit plus haut, de les aider à construire leurs projets personnels et professionnels. Même si cela n’est pas spécifié clairement dans les documents produits par la Fondation, il me semble qu’il s’agit aussi d’abaisser la barrière des préjugés séparant deux mondes : celui des gamins des quartiers populaires et celui des grandes entreprises privées. On incite les élèves à se montrer ambitieux en leur montrant que leurs qualités personnelles sont reconnues en dehors du monde scolaire et que les préjugés dont ils seront certainement victimes à un moment ou à un autre ne constituent pas un obstacle insurmontable. On veut aussi leur donner comme instruments de leur réussite future un embryon de réseau, quelques notions de ce qu’est le monde des cadres sup’, et deux ou trois éléments de « savoir-être » (on ne mâche pas de chewing-gum quand on parle avec quelqu’un à qui on veut faire bonne impression, etc). En contrepartie, les professionnels qui se sont portés volontaires pour parrainer un élève doivent souvent modifier en profondeur leur idée de ce qu’est la vie d’un jeune des quartiers populaires au fur et à mesure qu’une relation de confiance se construit et que les échanges deviennent plus sincères. Les choses, d’ailleurs, ne sont pas toujours simples au début : un tuteur m’a confié qu’il n’avait pas encore réussi à établir le contact avec sa « filleule », qui ne le regarde jamais dans les yeux, ne lui répond que par monosyllabe, ne paraît jamais intéressée par ce qu’on lui propose, jamais contente de ce qu’on lui offre. « J’ai l’impression d’avoir un hérisson entre les mains », a-t-il résumé. Je lui ai fait observer que, quand un hérisson est en boule, c’est généralement parce qu’il a peur.

Il faut dire que la Fondation permet d’autres rencontres improbables : celles qui ont lieu entre les profs en ZEP et les salariés d’AXA ou de PPR. Le 18 juin, une journée était organisée à Paris, où tous les acteurs du projet étaient conviés. Je dois dire que j’ai été enchanté d’y rencontrer des cadres qui, en plus des qualités attendues (dynamisme, méthode, pragmatisme), ont témoigné du plus profond respect pour notre travail et d’un vif désir de nous aider d’une façon ou d’une autre dans l’accomplissement de notre mission. Ils correspondaient on ne peut moins au cliché du col blanc arriviste, égocentrique et borné par des convictions ultra-libérales. De mon côté, j’espère que mes collègues et moi-même avons tranché avec la caricature du prof passif, grincheux et hostile à l’égard de tout ce qui n’est pas garanti 100 % public. Il est vrai que, d’un côté comme de l’autre, nous étions des volontaires, ce qui garantissait nos bonnes dispositions.

La Fondation Télémaque ne peut pas encore évaluer son action : certains des objectifs qu’elle s’est fixés ne sont pas quantitatifs (épanouissement personnel des élèves), d’autres ne pourront donner lieu à des mesures crédibles que dans quelques années (résultats au bac, orientation ultérieure et réussite professionnelle globale). A ce jour un peu plus de 150 élèves bénéficient du dispositif, ce qui est un chiffre encore bien modeste. Cependant la demande est forte et la Fondation paraît en pleine expansion. De nouvelles entreprises la rejoignent ; de nouveaux établissements scolaires manifestent leur intérêt. La Fondation souhaite s’implanter dans des régions où elle est à ce jour peu présente, comme le Nord-Pas-de-Calais, et développer la filière professionnelle qu’elle a ouverte à la rentrée 2007 en reconnaissance de la diversité des formes de l’excellence scolaire.

Cette croissance même pose pour l’avenir plusieurs problèmes.

-D’abord, la fonction de tuteur, qui demande un investissement personnel important sans aucune contrepartie matérielle, ne suscite pas énormément de vocations dans les entreprises partenaires. Les trois salariées de la Fondation doivent constamment relancer leurs contacts pour recruter des bonnes volontés. Et quand celles-ci finissent par se manifester, d’autres difficultés peuvent apparaître. Ainsi, j’ai demandé à être le référent scolaire d’une élève de cinquième et je connais depuis trois mois le nom de sa tutrice. Mais il a été à ce jour impossible de convenir d’un rendez-vous entre elle, moi, l’élève en question et sa mère. Cette personne a manifestement un agenda démentiel. Du coup, les choses restent en l’air, et rien ne dit qu’elles deviendront plus concrètes par la suite. 

-La plupart des élèves sont flattés et honorés de voir leur travail ainsi récompensé ; leurs familles reçoivent avec encore plus de fierté cette distinction, qui les consacre de façon quasi-officielle comme de bons éducateurs. Mais il arrive également que les adolescents ainsi favorisés réagissent avec méfiance, voire avec hostilité. Ils ne veulent pas qu’on les fasse sortir du rang ; ces rencontres épisodiques avec des gens si différents de ce qu’ils sont (messieurs encravatés, dames en tailleur) les indisposent. Un des élèves désignés dans mon collège a rapidement jeté l’éponge, contre l’avis de sa famille. D’après ce que je sais, il trouvait tout cela bien ennuyeux : il avait fait ce qu’on lui demandait en se montrant excellent élève, maintenant il demandait qu’on lui fiche la paix et qu’on ne le pousse pas vers une échelle où il n’avait aucune envie de grimper. Difficile de dire si l’attitude de ce jeune rebelle traduit un excès ou un défaut de maturité. Elle préfigure en tout cas l’un des dilemmes auxquels seront confrontés tuteurs et référents scolaires quand leurs poulains auront grandi. Faut-il pousser ces élèves vers les filières d’excellence, en considérant qu’elles leur sont destinées et qu’ils ont en quelque sorte le devoir social de s’y engager, ou bien les laisser faire ce qu’ils veulent, même si leurs projets sont modestes et qu’ils résultent en partie d’un travail d’auto-censure ? La question est délicate.

-Enfin, de fortes réticences peuvent également s’exprimer en salle des professeurs. Un chef d'établissement présent lors de la journée du 18 juin nous a raconté qu’il avait été confronté chez lui à une vive hostilité d’une partie du corps enseignant, qui l’accusait d’avoir fait rentrer le MEDEF au collège. A Djerzinski, Mme Léostic et moi-même avons recruté les référents scolaires dans la plus grande discrétion, pour ne pas susciter de contestation a priori contre ce dispositif. Quand les informations ont commencé à filtrer, certains ont résumé le dispositif à la formule « Cet élève est sponsorisé par Total ». Un collègue est venu me demander de lui expliquer de quoi il retournait exactement. Il m’a écouté, puis m’a demandé : « Et pour les nuls, ils proposent quoi ? » « Mais, excuse-moi, pour les nuls, l’Etat a déjà fait tout ça », lui ai-je répondu en montrant d’un geste large le collège autour de nous. « On ne peut pas s’occuper un peu des bons élèves de temps en temps ? » Nous ne nous sommes pas compris.

Je dois dire que j’ai, moi aussi, eu des doutes sur ma participation à ce dispositif. Il est en effet très tentant de considérer que l’argent investi dans de bonnes œuvres comme la Fondation Télémaque permet aux entreprises qui y prennent part de s’acheter un alibi social à très bon marché, tout en persévérant dans des comportements prédateurs qui fragilisent la société dans son ensemble. Dans la balance des symboles, ces actes de mécénat doivent compenser la pollution, l’emploi précaire, l’injuste répartition des bénéfices. Le système scolaire public est rendu inopérant par les coupes sombres que pratique un gouvernement ami des grandes entreprises ; mais les élèves méritants seront hélitreuillés hors de cette catastrophe éducative par les aumônes et le coaching que voudront bien dispenser ces mêmes sociétés. Oui, il est tout à fait possible de voir Télémaque comme une forme de privatisation douce de la scolarité des bons élèves, et ce, à l’intérieur même de l’école publique ! Et dire que l’on ne mange pas de ce pain-là est une attitude compréhensible et respectable.

Mais j’ai choisi de prendre ce pain. Tant pis pour la pureté. Franchement, je ne vois pas trop, à l’heure actuelle, quelle autre nourriture distribuer à mes meilleurs élèves ; à ceux dont j’ai déjà dit, ailleurs sur ce blog, la situation terriblement injuste, eux qui sont presque des intrus dans mes classes. Il faut être pragmatique. Il me paraît évident que l’avenir est au partenariat avec des instances extérieures à l’école. Ce partenariat prendra peut-être, dans un avenir proche, la forme d’une invasion. Dans l’immédiat, elle ressemble plutôt à un contrat à la portée limitée, dont les signataires éprouvent l’un à l’égard de l’autre méfiance et curiosité. La société cotée en bourse a pour l’instant le visage souriant d’hommes et de femmes de bonne volonté, et j’ai serré la main de plusieurs d’entre eux.

Ma petite Leila, c’est pour toi que j’y vais. Je suis fier que tu m’aies accepté pour référent scolaire. Il y a un an, nous professeurs ne croyions pas vraiment en toi : tous nous te voyions comme une fille studieuse mais limitée ; dans le bulletin trimestriel, nous qualifiions ton travail d’honorable. Tu as peut-être perçu ce que cet adjectif avait de condescendant et tu savais que tu valais mieux que lui, alors tu as travaillé, travaillé, travaillé encore. Aujourd’hui, tu es devenue une des meilleures élèves du collège. Et ce qui est remarquable, c’est que ton travail acharné ne t’a pas seulement permis de retenir tes leçons par cœur comme un automate imbécile ; non, tes efforts ont ouvert ton intelligence, et aujourd’hui tu es peut-être mon élève la plus fine. Tu comprends la nuance des mots, tu t’en sers avec précision et parfois avec force : c’est une qualité rarissime dans notre collège. Tu as soif de comprendre et de savoir. Tu désires ardemment être la meilleure en tout ; j’espère qu’un jour, ton goût de l’étude s’appuiera sur une base plus solide que le seul esprit de compétition. Mais en attendant que cette maturité te vienne, je puis attester que tu es aussi l’une des jeunes files les plus polies, les plus prévenantes, les plus aimables qu’il m’ait été donné de rencontrer, quel que soit le lieu ou le milieu social. Tu es quelqu’un de bien. Je sais aussi les conditions parfois pénibles dans lesquelles tu grandis et je n’en ai que plus d’admiration pour toi. Leila, j’espère que la Fondation Télémaque t’apportera des choses que ni tes parents, ni tes professeurs ne peuvent te donner. J’espère aussi qu’elle t’aidera à devenir ce que tu voudras être. Bonne chance.


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