Magazine Journal intime

Au seuil de l'ombre blanche

Publié le 21 juillet 2008 par Thywanek
La maison avait beau avoir brûlé, comme le pays tout entier, comme le ciel que remplissaient des nuées de cendre, comme le lac dont l’immense vasque débordait depuis d’une vapeur lourde, épaisse et jaunâtre, comme les arbres pétrifiés en noirs cris désarticulés, muets et déchirants, il était parvenu à retrouver, en battant du pas de ses marches interminables les sols couverts d’une couche boueuse formée de saisons de poussière, la marque d’un passage.
Il avait épuisé en route la moitié de son poids et le teint pâle de son visage, s’il fallait l’approcher, rappelait celui de quelqu’un qui aurait passé un temps très long dans une cellule entièrement close et profondément enfouie. La fièvre de ses yeux aux paupières rougies témoignait cependant d’une endurance déraisonnée. La droiture de sa stature, devenu frêle, d’une détermination éperdue. L’errance avait accompli son ouvrage.
Il avait habité toutes les zones du dessus. Il s’était employé à vivre. A exister même quelquefois. Il était presque entièrement rompu aux exigences des nécessités. Il s’était convaincu que la seule utilité des échappatoires qu’il ménageait dans chaque situation suffisait, pouvait avoir suffi, à rendre celle-ci supportable. A la manière d’un nageur maladroit qui s’éloigne peu du bord et qui ainsi se sent plus à l’aise pour progresser dans l’élément hostile.
Pourtant c’est bien l’espace du dessous auquel il s’était attaché le plus. Auquel il était le plus attaché. Mais il avait fallu attendre. Attendre beaucoup. Une attente submergeante. Une attente pénible. Solitaire et peuplée des hordes disparates du vide grouillant. Une attente avec des murs obtus. Avec des rues sans fin dans des entre-jours aux blancheurs écoeurantes. Il s’était fabriqué une patience bornée. Absolument secrète. Travaillant simplement, sans s’en apercevoir, à déblayer devant lui ce qui se trouvait derrière. A remonter le courant tout en le descendant. Avec une immobilité assez totale pour que dans le tumulte dont l’apaisement lui permettait d’espérer, rien ne se doutât de ses agissements pour s’ingénier à les perturber. Etrangement c’est au début que cela s’avéra le plus facile. Et c’est au fur et à mesure que le calme paraissait s’imposer que, de loin en loin, un grondement dressait soudain une hydre encore bavante d’un feu infect, une stridence furieuse déchiquetait tout à coup un morceau du chemin, le transformant en fossé infranchissable, une douleur surgissait de son urne de viscère et plantait son trait dans tout le travers de son corps. D’où lui était venu de savoir s’armer d’une naïveté imbécile ? C’est en tout cas grâce à cette ignorante confiance, inexplicablement née du matériaux de son esprit tétanisé, qu’il réussit à tomber à chaque fois pour se relever comme s’il ne s’était rien passé. Il repoussait des monstres de fumée. Il chassait d’un silence de pierres des échos de vociférations. Il ployait son échine pour que la lance qui le traversait rompit dans l’étau de son os. Il n’avait d’autre lueur pour le guider, surtout le maintenir, qu’une toute petite voix, le filet d’un son chétif et ténu, petite mélodie têtue et lancinante, de source inconnu, cristalline, tendrement pointue, qui, remontant sans cesse de profondeurs inexplorées, se faufilait depuis le début, dans son être tendu et blessé, et versait en lui, mince ruisselet alimentant un océan de plomb, le vouloir de vie qui constituait le principal repas de son espérance.
Un petit peuple de beautés distantes complétait cet ordinaire. Il s’en rapprochait autant qu’il le pouvait, confiant à ses incompréhensions le devoir de se contenter d’en avoir lu, écouté, croisé, pour en orner son indigence, en conservant, provisoirement fermés, les émois aux contrées pour le moment inaccessibles. Ce petit monde lui apportait néanmoins un éclairage diffus qui concourut à teinter le temps souvent pesant de sa marche d’un halo bénéfique. Son rêve, surtout, en dévorait les matières et s’y perdait dans de fragiles repos. N’en apprenait-il que de la légèreté, cette légèreté le comblait quelquefois et atténuait la rigueur de son cheminement. Elle lui rappelait évidemment quelque chose qui lui manquait, mais elle déliait aussi, durant quelques heures plus ou moins réelles, son corps et son esprit. Cela allait jusqu’à en tirer une fugitive impression de pouvoir être beau. N’était-ce qu’un ressenti.
Il en extrayait également une probable vigueur qui soutenait sa mystérieuse volonté
Ainsi à l’usure de sa patience, où on aurait sans peine soupçonné une foi abrutissante, il était arrivé à rire des sifflets de gorgone dont il voyait parée, dans les noires vapeurs qui lui apparaissaient, la hure grognante de la matrice dont la marée l’avait englouti au commencement. Les oripeaux de sa rage devenaient peu à peu de cette charpie dont elle essayait encore d’agiter ses colères. C’était au début un rire douteux. Comme rire de soi. Mais c’était un point de rupture avec la peur, et bien que le produit de son attente fut surveillé par son insu, l’éclat ambigu de ce rire le nourrit comme un quignon de pain nourrit un affamé.
De cette même usure avait coulé, goutte à goutte, petit à petit, une eau de force, froide et limpide, qui, lentement, en s’infiltrant dans les sols de ses propriétés ravagées, en avait réveillé la mobilité, et permis aux odeurs et aux consistances d’évoluer. Peut-être garderait-il, plus tard, ce goût pour les senteurs de terre dont l’éveil libère les pourritures prisonnières. Le goût aussi pour cette glaise dont la croûte fond, s’amollit, et dont on peut reformer le sujet initialement avorté.
Si c’est dans cette tourbe obscure qu’il retrouva la marque d’un passage, ce n’est pas tant qu’il y mit à nu un élément concret. Une sorte de vestige. Une trace de ruine. Un point d’ancrage à partir duquel rebâtir. L’endroit de cette marque s’était signalée d’elle même dans un laps de temps dont la longue durée avait été habitée par un calme intégral. Tout demeurait dévasté, mais plus rien ne se manifestait contre sa contemplation de ce paysage sans vie au milieu duquel il était enfin d’une solitude à lui, uniquement à lui, sans entrave, corps unique de sa souffrance, reclus dans le choix d’en appeler à cet instant d’une porte dessinée dans le temps précis où il s’arrêtait.
Dans la pénombre, il poussa la porte, et vit devant lui, longue et frêle, de l’autre côté du seuil, s’allonger une ombre blanche.

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