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#TdF | Entretien avec Florence Noël

Publié le 03 juin 2020 par Angèle Paoli
#TdF  |  Entretien avec Florence Noël Florence Noël, Branche d'acacia brassée par le vent, Huit mouvements,
sur des photographies de Pierre Gaudu, Le Chat polaire,
1348 Louvain-la-Neuve (Belgique), 2020.

ENTRETIEN AVEC FLORENCE NOËL Un entretien de TdF: TdF : TdF : Ce qui fait peut-être de ce recueil une expérience à part, c'est ce rythme qui lui est propre, alternant des vers longs, presque prosaïques, et des vers courts, pour chaque mouvement de musique (Prélude et Fugue, Sarabande, Florence Noël
Terres de femmes (TdF) avec Florence Noël au lendemain de la publication de Branche d'acacia brassée par le vent, Huit mouvements.
Branche d'acacia brassée par le vent est un titre habité par un élément, cette rafale qui agite les huit photos de Pierre Gaudu, et qui augure chacun des huit mouvements d'écriture annoncés par le sous-titre du recueil... Quelle a été la genèse de ce travail de collaboration ?
Florence Noël : J'ai beaucoup échangé avec Pierre en 2009-2010, au moment où j'ai découvert ses œuvres picturales et photographiques. J'étais alors en arrêt de travail pour burnout. J'avais épuisé toute force vitale. J'étais exsangue. Dévitalisée. Tout effort m'était trop, tout me dégoûtait et me plombait. La projection même dans un avenir lointain d'une quelconque tâche me donnait la nausée. J'étais essoufflée, sans ressort, figée. Pour la troisième fois maman depuis un an, j'avais usé neuf mois de grossesse, puis encore neuf mois de reprise après mon congé de maternité sur les routes à faire la navette entre mon domicile et Bruxelles. Seize heures hebdomadaires qui se rajoutaient à mon horaire de travail. Je devais chanter dans la voiture pour ne pas m'endormir... Puis mon corps a lâché. Et ce n'était pas la première fois. J'avais une conscience aigüe que cette période d'arrêt allait devoir marquer une rupture, mais cette fois-ci une rupture désirée, une rupture fomentée. Que je devais " souffler " et " reprendre haleine ".
Il se trouve que j'étais fascinée par la palette de Pierre, ses dessins, et peu à peu par sa vision photographique du monde, qui me sont parvenus en contrepoint lumineux de cette période très sombre. Ces deux pôles de son art en effet se répondent, et même de plus en plus avec le temps. Il photographie avec l'œil du peintre et peint avec cette perception du mouvement qu'il capte dans ses photographies d'éléments naturels habités par le courant, le vent, l'impulsion. Les torrents deviennent gemmes, les branches enlacements. J'ai été très impressionnée par le souci qu'il a du détail, de la finesse de l'architecture de ce qui nous entoure. Un souci qui pour moi est de l'ordre du souffle qui donne vie et anime. Je l'ai perçu comme une épiphanie, une connexion première avec la nature que je partage avec lui et qui pour tous deux a un côté curatif. Branche d'acacia brassée par le vent est le titre d'une série que Pierre a conçue lors d'une balade au cours de l'été 2009, alors que je ne le connaissais pas encore. L'éblouissement et le trouble qui avaient été siens face à cette branche, il me les a communiqués par le partage de ses clichés. Il s'était comme " ajusté " au souffle et à l'éclairage changeant de cette branche, capturant le flouté par la qualité de son travail sur la lumière. Cette grâce m'a remuée là où en moi tout était figé par l'épuisement. Et je me suis mise en mouvement. Mes mots ont cherché à prolonger cet état, mais en puisant dans mon propre référentiel féminin, spirituel. Du mouvement à l'image, je suis passée à l'écriture et à la musique.
Branche d'acacia brassée par le vent est ton troisième recueil (quatrième si l'on prend en compte Pavane pour une nebbia publié chez Encres vives de Michel Cosem en 2015). D'où provient la tonalité plus lyrique de cet ouvrage ? D'autant plus que sa composition tranche par rapport aux deux autres recueils parus chez Bleu d'Encre (L'Etrangère) et chez Taillis Pré (Solombre).
Florence : Oui, c'est un recueil plus ancien dans sa composition, mais dont le rythme, la danse, le chant demeurent très vivants en moi. Il exprime cette part élégiaque, cet élan amoureux mais sans la tristesse intrinsèque à cette forme. J'y ai plutôt fait écho à l'enthousiasme et à la fougue du Cantique des cantiques. Sans doute la sacralisation de l'élan vital qui anime ce dialogue amoureux de deux jeunes amants se cherchant, courant vers l'un vers l'autre, évoquant les délices érotiques avec force métaphores bucoliques et naturelles, m'est-elle venue comme étant la référence de base à cette branche d'acacia photographiée par Pierre Gaudu. Il y a néanmoins une connexion entre les recueils Branche d'acacia et Pavane pour une nebbia. Pierre est aussi un grand marcheur et découvreur de sentiers de montagne qu'il n'épuise jamais de son regard. Dans Pavane pour une nebbia, le tout premier vers est une phrase que Pierre m'a dite fin 2009 alors que nous discutions et commencions à collaborer. Je ne m'en suis souvenue que bien plus tard, elle s'était imprimée en moi à mon insu et a initié cette balade à l'aube qui commence ainsi : " au début mes yeux sont pauvres ". Lui et moi partageons une même conscience de notre pauvreté de regard : cette vacuité offre un espace pour que la nature prenne place en nous ; émotion, remuement et mouvement s'enchaînant par l'activité créatrice. Le vent a joué un rôle de déclencheur. Symbole de la légèreté, de la grâce, du souffle de vie, du Rouah hébreux que le Dieu de la Bible insuffle en tout être pour l'animer, le vent a cette liberté, cette puissance, cette vigueur que je n'ai pu que rapprocher de l'élan amoureux. Moi qui étais à bout de souffle, je me suis engouffrée, à l'image de la rafale dans cette branche, dans ces huit photographies. Je les ai intégrées à même mon corps et à ce qu'il me restait de vitalité. Et cela je l'ai fait dans une allégresse créative neuve et initiatique, sans la crainte physique qui me hantait dans la perspective de toute autre activité. En cette période-là, l'écriture m'a sauvée et m'a réconciliée. Je venais de collaborer sur une autre série photographique de Pierre " Chardons ". Et quelques mois plus tard, mi-2010, j'éditais le premier volume de l'éphémère revue DiptYque consacrée au dialogue artistique (poésie, prose, photographie, peinture et art plastique) avec le premier volet d'un double thème " La part de l'ombre " auquel répondra plus tard " Lumières intérieures ".
TdF : Dix ans se sont écoulés entre la genèse de ce recueil et sa publication au Chat Polaire. C'était la bonne rencontre ?
Florence : Oui, Marc Menu et Marie Tafforeau ont mis en branle une magnifique dynamique avec le Chat Polaire. Ils apportent une note fraîche et vive au sein de l'édition belge de poésie dont les lignes bougent peu depuis quelques années. C'est un projet éditorial courageux, encore plus en ces temps incertains, et dont l'impulsion première tient dans l'amour des mots, notamment dans le pouvoir sensuel et musical des mots, et dans l'amitié. Le Chat Polaire fonctionne comme une famille qui s'agrandit à chaque parution. Il y a une ligne éditoriale commune entre tous les recueils : langue dont on joue de manière ludique ou grave, musicalité et ouverture aux artistes (illustrateur, photographes, dessinateur...). Je me suis ainsi sentie assez en confiance pour proposer ce recueil qui me tenait particulièrement à cœur. Je ne pense pas que j'aurais pu le proposer facilement à n'importe quelle maison d'édition. Notamment en raison du format du recueil. Les recueils du Chat Polaire ont habituellement un format carré. Mais pour ce recueil-ci et afin de respecter l'horizontalité des photos de Pierre, les éditeurs ont proposé un format à l'italienne, un format allongé. Une seconde édition, travaillant davantage la qualité des photos, devrait voir le jour quand la crise sanitaire actuelle sera derrière nous.
Adagio, Largo, Andante cantabile, Menuet, Miserere nobis, Allegro). Quelle rôle la musique a-t-elle joué dans ton écriture ?
Florence : Le mouvement m'était venu des mouvements du vent dans la branche. L'élan amoureux de la lumière et du souffle faisant écho aux textes érotiques de l'Antiquité. L'ivresse amoureuse nous fait renouer avec cette part innocente, insouciante qui est l'antidote de cette calcination intérieure du corps que produit l'épuisement. Me restait à " rendre " la variation de rythmes. J'ai travaillé chaque mouvement de la manière suivante : un des clichés photographiques m'inspirait un rythme intérieur, que je traduisais en un mouvement musical avec un tempo singulier (par exemple un adagio). Je m'immergeais alors dans l'écoute de nombreuses interprétations de ce mouvement (avec une prédilection pour la musique baroque ou la musique contemporaine). Et j'écrivais de telle sorte que les mots deviennent notes, et les phrases musicales le tempo inscrit dans le rythme. J'ai exploré les assonances, les allitérations, les phonèmes, tout ce qui pouvait créer une harmonie imitative. J'ai usé de ponctuation et de silence (tirets, virgules, élisions) pour marquer le tempo. C'est pourquoi je n'adhère pas du tout à l'idée qu'il s'agirait de textes pour partie prosaïques. Certes la rime est négligée, certes le passage à la ligne n'est pas un marqueur du vers, mais ce sont pour l'essentiel le souffle et la musicalité qui dirigent la partition du verbe. Il y a là un travail à la fois technique et synesthésique, une tentative d'alchimiser la langue pour qu'elle devienne partition. J'ai aussi, comme dans les mouvements musicaux, alterné des sections mélodiques principales avec variations (A,A',A'',... et C, C', C'', C''',...) avec des sections brèves (B, D) se découpant ainsi en quatre parties pour chaque mouvement.
TdF : Est-ce à dire que le sens doit s'effacer derrière la seule " écoute " du mouvement poétique ainsi obtenu ?
Florence : De la même manière qu'on peut écouter un musicologue ou un œnologue longuement raconter le déploiement d'une pièce musicale ou d'un vin rare, cette poésie s'inscrit dans une narration. Elle intercepte ce très jeune couple d'amants au seuil du jardin, prêts à " fouler la houle herbeuse ", se précipitant l'un vers l'autre (Prélude-Fugue et Sarabande). Puis viennent d'autres saisons de l'amour, l'âge adulte, ses appuis et ses doutes, l'établissement, la jeunesse mature ( Adagio et Menuet). S'ensuit l'âge d'accomplissement, où confiant, l'on va l'amble ( Andante cantabile et Largo), enfin la dernière saison du couple, la plus longue souvent, parfois la plus dramatique, mais aussi la plus réconciliée ( Miserere nobis et Allegro). Tout au long de ce voyage, les branchages, les frondaisons constituent le décor essentiel, comme l'arbre d'une vie, bien réel, dans un Éden simplement mortel. L'érotisme, la sensualité, le lien avec la Terre, avec l'ensemble des sens font sens. Bien sûr, et comme pour tout ce que j'écris, la signification reste ouverte. Un jour tel sens vous parlera tandis qu'un autre jour, vous le regarderez comme un objet étranger. Le lecteur a toujours raison d'aimer ou de ne pas aimer, de se sentir concerné ou non. L'offrande et la confiance doivent être le contrat implicite qui guide l'acte de publication. La poésie est une voie étroite d'où surgit quelquefois une voix aux accents universels. L'auteur ou l'autrice sont les plus piètres juges de ce processus.
TdF : Ce recueil est-il alors un recueil qui s'adresse particulièrement à un éros au féminin ?
Florence : Non, certainement pas. Dans cette lecture que chacun peut entreprendre, qu'il soit homme ou femme, deux voix peuvent dialoguer. Des déclamants pourraient s'approprier ce texte et le découper selon leur sensibilité et leur sensualité propres, seuls, en dialogue, avec une infinie variation de combinaisons. Si jamais, et c'est un rêve, une telle mise en voix était un jour montée, sur une projection des huit vues de la branche d'acacia, avec en contrepoint des interventions musicales, ce recueil aurait servi de relais toujours vivant entre ce souffle capturé par Pierre un jour d'été 2009 et le souffle des arts vivants incarnant ce moment de grâce et son infinie vitalité créatrice.
pour Terres de femmes (3 juin 2020)
D.R. Texte Florence Noël


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