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Angèle Paoli / She loves New York

Publié le 09 octobre 2021 par Angèle Paoli

Topique : Voyage et récits de voyage

New York

Ph., G.AdC

Avec la voix de Billie qui lance ses notes rocailleuses d’un étage à l’autre de la maison, l’envie de New York la reprend. Plus qu’une envie, un désir. Tenace, précis, incisif. A quand remonte son long séjour à New York ? Quel Noël était-ce donc ? Elle n’a pas le courage de faire l’effort de rechercher l’année, couchée dans un coin ensommeillé de sa mémoire. Tout ce qu’elle se dit, c’est qu’il lui faut trouver de quoi s’offrir un aller-retour. Enfin un peu plus ! Parce que ce qu’elle aime à New York, c’est arpenter la ville, déambuler de jour de nuit dans les vieux quartiers, au rythme strident des sirènes lancinantes. Pour l’occasion, elle s’achète des baskets à hélice, aéroportés. Avec ça, elle peut marcher pendant des heures. Passer au crible le quadrillage de la ville. Sillonner les rues qui se coupent à angle droit. Le nez en l’air, elle se mesure avec les géants qui l’entourent. Pas de danger, elle, c’est une puce, la tête lui tourne en même temps que les nuages qui se déplacent, loin si loin au-dessus d’elle. Elle est emportée dans son vertige, bien au-delà des tours.

Ce soir elle file vers le Village Vanguard. C’est là qu’elle se replie, plusieurs fois par semaine. Kenny Baron au piano. Il faut faire la queue sur le trottoir et remonter haut le col de fourrure. Il gèle à pierre fendre et les fumées qui s’échappent du sous-sol de la ville se sont dangereusement épaissies. Le Vanguard ouvre ses portes et libère la première fournée de groupies. Elle s’engouffre dans les boyaux de la boite de jazz, serrée par la foule des inconnus qui l’entoure. Ce soir, ils s’installent à la table du fond. Il y fait sombre et chaud. C’est ce qu’elle aime. Ils commandent des Rosebud. La salle s'emplit d'haleines lourdes. On se tasse les uns contre les autres. En face d’elle, une femme au visage déjanté, regard noyé dans des brumes indistinctes. Elle se dit qu’elle a dû être belle, mais elle porte le drame de sa vie sur son visage. Elle essaye d’imaginer ses amours, de se glisser dans sa peau. Elle voudrait lui parler mais elle n’ose pas. Et puis, elle va lui répondre qui sait quoi avec un accent incompréhensible. Mieux vaut ne pas se risquer dans une conversation qui de toute façon va devenir inutile. Kenny Baron au piano. Ça commence tout doux. Puis d’un seul coup le mouvement s’accélère, le piano prend de la vitesse. Kenny est couché sur le clavier, ses doigts volent, s’entrechoquent. C’est la défonce totale. Le piano vrombit de toutes ses fibres. La salle comble vibre. Les respirations sont suspendues au-dessus du sol. Les applaudissements fusent selon un rituel qui dessine peu à peu ses formes. La bière coule à flots. La lumière bleue avale les cercles de fumée blanche qui montent au plafond.

Demain, tard dans la nuit, ce sera Tommy Flanagan. Au Blue Note.  She loves New York.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

Voir également : All blues 

Jazz(1)

Ph., G.AdC


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