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Trois frères

Publié le 13 août 2008 par Sophielucide

Il était une fois trois frères. Le premier était un rêveur, le deuxième un pragmatique, le troisième d’une rare beauté. Ils s’entendaient à merveille, chacun enviant en secret les qualités des autres mais leurs différences étaient telles qu’il ne serait venu à l’idée d’aucun de jalouser ses frères. Leurs parents leur prodiguèrent une éducation raisonnée basée sur l’amour du prochain et le goût du travail bien fait.

A l’âge adulte, l’aîné devint professeur à la faculté de lettres, le deuxième développa son sens des affaires et se mit à gagner rapidement beaucoup d’argent, le troisième, enfin, continua de se reposer sur son extraordinaire beauté qui attirait à lui les plus beaux partis de la région.

Ils décidèrent de partager le même appartement car si leurs vies sociales divergeaient, ils aimaient se retrouver, quand leur emploi du temps le leur permettait et pouvaient passer des nuits entières à parler musique, leur passion commune. De temps à autres, une fille passait la nuit ou la semaine auprès d’un d’entre eux mais ne s’attardait jamais, incapable de dissoudre ce trio. Leurs parents désespéraient de leurs côtés de ne voir aucun d’eux se marier et leur donner les petits enfants qu’ils attendaient avec une impatience avide.

Lorsqu’Internet fit son apparition au sein des foyers, ils furent les premiers à utiliser ce nouveau mode de communication qu’ils s’entendaient à trouver révolutionnaire.
L’aîné y trouva l’occasion de divulguer de façon anonyme les écrits qu’il conservait en secret depuis l’adolescence. Il inscrivit son pseudo sur un forum littéraire et se mit à participer à des joutes qui le confrontaient à d’autres plumes aussi alertes que la sienne. Très vite, il remarqua l’une d’entre elles et mit en place une correspondance parallèle qui dévia bien vite sur un terrain glissant, celui de l’amour qui ne dit pas son nom mais se lit à chaque vers écrit, chaque mail reçu, chaque sous-entendu. Ils conçurent même le projet d’écrire ensemble un roman sur cet amour moderne.

D’une timidité jalouse, le jeune homme repoussait par de malins subterfuges la rencontre que la jeune femme réclama rapidement. Une telle fulgurance des sentiments n’admettait aucun délai, écrivait-elle avec passion, et s’il s’entêtait à refuser l’évidence c’est qu’il ne l’aimait pas vraiment ou encore lui avait-il menti. Le jeune homme était au désespoir. Sûr de ses sentiments, il redoutait plus que tout une confrontation qui tournerait forcément en sa défaveur. Il finit un soir par confier sa souffrance à ses frères.
Tandis qu’il racontait son histoire inédite, il eut une idée digne de son imagination débridée. Il se pensait laid, aussi vit-il dans la beauté rayonnante de son cadet la solution à son dilemme. Le plus jeune trouva l’idée amusante et originale et finit par accepter de se présenter à la place de son frère au rendez-vous fixé.

Une semaine plus tard, la rencontre eut lieu dans un petit café au milieu de la journée. Le jeune homme passa l’après-midi, torturé par le remords. Il se haïssait d’avoir usé de ce stratagème qui sonnerait le glas d’un amour avorté. Il attendit, la peur au ventre le compte rendu des deux parties, l’un à l’oral, l’autre à l’écrit. Son frère lui brossa le portrait d’une jeune femme, certes jolie, mais d’une timidité excessive, voire maladive. Il conclut par « oublie-la, elle n’est pas faite pour toi ». Sa correspondante ne cacha pas non plus sa déception : pourquoi lui avoir caché cette beauté ravageuse qui faisait se tourner sur elle le regard effronté des femmes de tous âges ? Et d’où venait cet humour de garçon de café ? Ses tentatives pour parler poésie avaient toutes échoué, balayées par son arrogance teintée de mépris. Sa déception était sans borne, elle la lui confia sans vergogne sur un ton presque colérique.

Son frère, l’homme d’affaire, se proposa alors pour pallier les incapacités flagrantes du cadet. « Je suis certes moins beau, mais je connais mes classiques et saurais soutenir une conversation ; envoie-moi au prochain rendez-vous et je dirai sans détour si la belle inconnue t’aime d’amour » ; une fois de plus, il se laissa influencer et écrivit aussitôt une lettre magnifique où pardon rimait avec réconciliation, où peur et bonheur se côtoyaient dans le paradoxe d’un amour incertain. L’amante de plume accepta un deuxième rendez-vous, à l’heure de l’apéritif dans un bar-restaurant du quartier.

Une fois encore, le jeune homme passa la soirée à se maudire. Il n’était qu’un pleutre qui se cachait derrière une plume bien plus habile que lui-même. Et si, cette fois, la jeune femme tombait sous le charme de son frère, plus calme et posé que le cadet, et bien plus entreprenant que lui-même ? N’était-il pas connu pour les contrats mirobolants qu’il signait avec une facilité déconcertante ? Rien ne l’excitait davantage que le goût du challenge et celui-ci était de taille. Cette fois, c’est sûr, son amour allait succomber de sa belle mort et ce serait bien fait pour lui. Mais au retour de son frère, juste avant minuit, il eut droit aux mêmes mises en garde : « Nous avons affaire à une jeune femme sans envergure, nourrie par aucune ambition ; tu finirais par t’ennuyer à ses côtés comme je l’ai fait moi-même l’espace d’une soirée. T’avait-elle confié qu’elle vivait encore chez sa mère ? De surcroît, elle est intérimaire. Je dois reconnaître pour une fois que le petit frère avait raison, oublie-la, et vite ! » Il reçut un mail assassin à la fin du verdict fraternel. Il s’agissait ni plus ni moins d’un adieu qui n’appelait aucune réponse : les valeurs qu’elle pensait partager avec lui n’avaient jamais compris l’argent érigé en crédo. Son costume taillé sur mesure et sa carte gold n’avaient eu pour effet que l’éloigner définitivement.

Le jeune homme passa une nuit blanche à se ronger les sangs. Il décida, au petit jour d’aller guetter son amour perdu en bas de son domicile. Son frère ayant eu l’entregent de la raccompagner chez elle, il connaissait maintenant son adresse. A neuf heures, il arpentait déjà le trottoir d’en face, de long en large, un journal à la main, pour se donner un semblant de confiance. Lorsqu’elle franchit le portail, il resta en arrêt devant la beauté naturelle de son amie qu’il reconnut immédiatement. Elle marchait maintenant, d’un pas pressé et s’arrêta dans un petit parc, pas très loin de chez elle. Elle sortit un livre de son sac, et s’y plongea sans prêter attention au jeune homme qui s’installa à ses côtés.

Le jeune homme déplia son journal et à voix haute, comme s’il lui lisait les nouvelles du jour sur un ton monocorde il raconta son histoire à sa voisine. Ses espoirs et ses craintes, ses doutes voilant la certitude d’un amour trop timide, sa peur de se voir éconduit, ses ambitions aussi. A la fin, il replia son journal et se leva. La jeune femme en fit autant en s’engageant sur le chemin opposé.
Arrivée chez elle, elle alla directement au salon où sa sœur l’attendait devant le clavier sur lequel elle pianotait frénétiquement.
« C’était lui cette fois-ci, aucun doute ! Il te plaira, je pense »
Sa sœur réprima le sourire qui illumina néanmoins son visage et cliqua sur « envoyer ».

L’histoire pouvait commencer…


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