Quelques heures après avoir publié l'article précédent, Le regard du chien, je lus sur le site de Philosophie Magazine une chronique de la philosophe Laurence Devillairs au sujet du film Anatomie d'une chute*, sous-titré " ou comment faire justice à la vérité". Elle est présentée ainsi :" Sa force, selon elle : montrer comment l'exigence de vérité est la seule qui nous permet d'échapper à la peur, à la lâcheté et au ressentiment."
Ce qui m'a frappé dans sa réflexion, c'est la place accordée à l'enfant et au chien, ce qui entrait donc en résonance avec mes propres lignes un peu plus tôt. Je me permets ici de reproduire quelques passages :
" Tout le film est construit autour de la tentative de faire advenir le vrai, de le dire - dans un couple, en famille, aux assises, en littérature, en psychanalyse, dans la science, qu'elle soit balistique ou criminelle. S'agit-il de montrer, dans tous ces domaines de l'existence et de la société, notre souci du vrai ? Tout au contraire : ce que ce film manifeste avec un talent incontestable, c'est notre refus obstiné, viscéral et institutionnalisé de la vérité.
Les paroles de vérité sont rares, plus que cela : nous sommes presque incapables de les prononcer. Nous substituons du vent au tangible, en nous mentant à nous-mêmes et donc aux autres, à nos proches en tout premier lieu. Ce qu'entraîne cet escamotage du réel, c'est d'abord le ressentiment, où l'on tient les autres responsables de sa propre faiblesse. Ce sont aussi des pièges dans lesquels nous nous enfermons, parfois à vie - des occupations de toute sorte qui nous éloignent de ce nous aimons vraiment faire mais que nous n'avons pas le cran d'affronter, de peur de ne pas être à la hauteur de nos désirs. Nous nous aveuglons sur qui nous sommes vraiment, en nous érigeant à tort en "victime", et nous nions ce que les autres sont, en les transformant en "monstre" - deux termes fréquemment utilisés dans le film.
Or si la justice existe, c'est parce qu'il y a une vérité, et, par conséquent, du faux, de l'injustifié, du scandaleux. Paradoxalement, ce sont un enfant et un chien qui seuls ont des paroles de vérité. Le terme d'enfant vient pourtant du latin infans, qui désigne une personne n'étant pas en possession du langage. Mais c'est précisément le langage qui constitue le problème : il étiquette, découpe et abîme le tissu vivant de la réalité. Il ne sert pas à dire le vrai mais à l'éviter. Il est comme ces pièces de monnaie qui se font passer pour la réalité, alors que ce ne sont que des conventions, des "valeurs" que l'on peut coter ou déprécier, alors que la vérité, à l'inverse, ne dépend pas de l'appréciation que nous en avons.
L'enfant et le chien - le premier à apparaître à l'écran et le personnage principal du dernier plan - interrogent, regardent, enquêtent. Daniel est le seul à poser la question du pourquoi et pas seulement à s'enferrer dans celle, technique et secondaire, du comment. À eux deux, chien et enfant, résument tout ce que le procès, tout ce que nos relations devraient être : soutien, attention, justice.
Un autre article trouvé sur le net ( Le Rayon vert, revue de cinéma) mérite qu'on s'y attarde, même si la lecture n'en est pas facile (Lacan, Derrida, Deleuze, Žižek, Sloterdijk sont au nombre des auteurs cités, ce qui situe le niveau...). L'idée de vérité y est aussi abordée, mais je n'y reviens pas** (que les curieux y aillent voir eux-mêmes), et voudrais citer ce seul passage qui développe une analyse du regard, en écho une nouvelle fois à mes petites observations récentes :
"On en revient pour conclure aux yeux de Daniel et au gris qui les caractérise. Il semblerait en effet que le jeune acteur dispose pour jouer son rôle d'une paire de lentilles grises, celle de gauche étant plus prononcée que celle de droite, autre effet de balance. Ce gris, qui a tant passionné Gilles Deleuze dans son idée de l'abstraction lyrique au cinéma, est le vecteur d'un choix du choix, soit de tous les choix, d'une décision incluant l'indécidable même. Y répond le bleu perçant des yeux de son chien, Snoop (qui perd bêtement son nom dans le générique), en ouvrant sur une vie rétive à l'arraisonnement utilitariste par le droit (même si Justine Triet s'y est déjà essayée avec Victoria)."
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* L'article est hélas réservé aux abonnés.
** Citons tout de même ce passage : " Le drame parental serait ainsi une tragédie dont le règlement tient dans la décision d'un enfant. Il n'y a pas de vérité dont l'objectivité serait purement et simplement factuelle (là, on sort enfin du registre juridique), seulement un conflit d'interprétation et l'enfant le tranche en faveur de son scénario à lui, qui est le suivant : papa est mort et maman est vivante et il faut sauver les deux, la seconde en la sauvant de la prison au bénéfice du doute, le premier en lui accordant le bénéfice du suicide."