L’innocent.

Publié le 19 août 2008 par Sophielucide

Personne n’est innocent. C’est ce que j’aurai voulu dire à tous ces gens qui me regardaient bizarrement; un bel effroi légitime se lisait sur leurs visages lisses tandis que je continuais d’essuyer le sang étalé largement.  Si seulement j’avais été un génie j’aurais pu suggérer  une toile : la texture veloutée, la couleur grenat, jusqu’à l’odeur âcre et légèrement sucrée, tout cela m’inspirait. Mais je tenais à cette démonstration, ne me demandez pas pourquoi…

J’avais cette chance  inouïe de pouvoir contempler un jour sans lendemain. Le mien. Je rejoindrai ma fiancée à l’aube, je le lui avais promis. Et ils pouvaient bien continuer de m’observer benoitement, de l’autre côté de leur barrière, rien ne perturberait la poésie de mon dernier jour ici. Et certainement pas cette horde qui faisait corps et parlait d’une voix. J’entendais leurs commentaires alentours, avec quelques mots qui flottaient: enfant, fou, meurtrier, irresponsable, malade; je voyais les bouches remuer mais ils gardaient tout de même une certaine distance. Personne ne s’approchait. Ils ont même reculé lorsque je me suis relevé, comme s’ils craignaient pour leurs pauvres vies. J’ai compris alors qu’ils me jugeaient coupable. Alors j’ai prononcé la phrase et je l’ai répété encore: personne n’est innocent, même pas cette fille morte à mes pieds. Surtout pas elle. Je me suis mis à rire. Je me suis avancé dans la foule. Ils se sont  écartés, m’ont laissé un passage. Je ne sais pas si mon regard assassin ou le coupe-coupe que je tenais dans les mains était pour quelque chose dans cette docile réaction mais elle me mit du baume au cœur, faisant des derniers instants de ma vie, le surpuissant, l’omnipotent qu’elle seule avait su deviner en croisant mon chemin.

Il n’y a pas de mort suspecte, c’est ce qu’avait murmuré le spectre familier qui m’accompagnait depuis quelques années.

“Donné c’est donné” on disait ça quand on était gamin mais qu’est-ce qui pouvait m’empêcher de reprendre ce dont elle n’avait pas voulu? J’avais donné ma vie à cette péronnelle, elle avait ri, en  disant “tu exagères”. Elle ne m’a jamais cru. Jusqu’au dernier instant, elle n’a jamais douté. Fallait pas me laisser. Je l’avais prévenue. Pourquoi ne me croit-on jamais? J’ai rien d’un rigolo pourtant, alors? Elle avait cette étrange habitude de parler pendant son sommeil. Cette nuit-là, elle a pleuré l’âme du pays perdu. Alors je l’ai réveillée, doucement et j’ai dit “attends, tu vas voir, nous allons le trouver ensemble” Elle s’est tournée en gémissant et s’est mise à respirer lourdement. J’y ai vu une trahison. Elle ne m’écoutait pas, elle ne m’écoutait jamais, c’est ce que je déplorais.

J’ai  suivi le tracé dessiné par la lune sur le sable mouillé qui absorbait mes pas. Le subtil crissement associé au chœur des lames paresseuses apaisait mon rythme cardiaque. Je me dévêtis et m’enfonçai dans l’eau tiède jusqu’au cou. Sans bouger.
L’idée était de se laisser aller, se laisser emporter, se laisser porter par les flots pour que les souvenirs trop lourds se noient et qu’il ne me reste, à moi, qu’une infime légèreté. Alors, c’est sûr, je pourrais m’envoler. Cette promenade nocturne suivie de ma baignade me ramenait naturellement à la naissance. Je rentrais chez moi, le sourire sur les lèvres; je pénétrais une dernière fois un monde insoupçonné, envié auquel on m’avait systématiquement refusé l’entrée.

Je m’aperçus que j’étais allé trop loin lorsque le silence me perça les tympans. La fin de la nuit donnait son dernier rappel avec ce ciel aussi pur que son âme, aussi bleu que ses yeux, aussi vide que mes pensées. Ça y est, j’avais réussi! Je n’étais plus rien qu’une particule de plus dans cet univers inutile, enfin je me sentais bien, j’allais pouvoir compter les étoiles au dessus de moi. Elles disparaissaient au fur et à mesure tandis qu’à l’horizon, le ciel s’embrasait doucement. Au bleu outremer de son regard succédait le rose impétueux de ses joues. Bientôt j’aurai droit au rouge vermillon de ses lèvres exquises. Alors je pourrais brouter l’herbe des morts, connaître dans l’ombre l’éternité qui nous unirait irrémédiablement.

Et elle ne pourrait qu’acquiescer devant cette simple évidence. J’imaginais son visage lorsqu’elle me découvrirait à ses côtés, comme si de rien n’était. J’avais hâte.