<<Poésie d'un jour
Tombeau du Cap Corse. Ph: Jambert / DR
À toi, Félix (1993-2021)
Memento mori
La mort n’est pas mnémotechnique. On a tendance
à l’oublier. Comme la date d’une ancienne bataille, un
numéro de téléphone rarement composé ou une corvée sans
cesse reportée à demain. Qu’elle se rappelle à nous de façon
brutale et cruelle, on souffre, on pleure, on interpelle le
ciel outrageusement indifférent. Et déjà, on l’efface. On lui
assigne sagement quelques parcelles de terre en bordure de la
ville, pour mieux l’enclore dans l’invisible. Sur le calendrier,
elle a droit à son jour, de même que la victoire, la femme,
l’an ou les pères. Bien sûr, les philosophes en parlent et les
poètes aussi, mais qui la voit encore sur la face des dames ou
au coude des hommes ? La mort d’aujourd’hui n’est plus la
mort d’hier. Eklle avance en catimini. Peut-être même rougit-
elle et se confond-elle en excuses avant de reposer sa faux.
Peu de souvenirs
J’en ai manqué des défunts
Par inadvertance
Memento mori
Sur la porte du frigo
Un simple post-it
Par grosses pelletées
Enfin la terre promise
Oh les vieux os !
Terra lacrimosa
Certaines terres sont plus métaphysiques que d’autres.
D’aucuns disent plus tragiques. Celle d’où je viens est âpre.
Il y a encore peu, les femmes s’y vêtent en noir pour le restant
de leurs jours qui commence très tôt. Dans une maison
ou l’autre, c’est toujours la saison d’un deuil ; à respecter
scrupuleusement sous peine de déshonorer la mémoire d’un
défunt. Un endeuillé, des mois durant, ne peut franchir le
seuil de sa demeure sans déclencher scandale et opprobre. Il
incombe au préalable à chaque villageois de lui rendre une
visite. Alors, le dernier villageois ressorti, le deuil enfin peut
prendre l’air. Si aujourd’hui le noir sévère a laissé place à des
coloris débraillés, il n’est pas un été où le glas ne résonne
parcourant la montagne de village en village au rythme du
cercueil gagnant sa terre mère.
Caveau de famille
Bien enfouies les racines
Dont tu es l’arbre
Sans retenue
La soustraction
Parents éplorés
Tout de noir vêtu
Son souvenir à jamais-
Ma Tante Marie
Retour au pays
Ovationné par le glas
Le p’tit gars du coin
Privilège de l’âge
Tous les privilèges ne sont pas solubles dans la nuit du 4
août. Celui de l’âge nous permet d’entrevoir l’éphémère dans
toute son étendue. Comme ils sont dérisoires à côté les vieux
droits féodaux : rentrer à cheval dans l’église, posséder un
château, des serfs à cravacher et des cerfs à chasser, une belle-
fille à cuisser, un cuissot à baffrer ! Les années seules font de
nous des seigneurs, nous livrant ce secret tout en or : nous ne
sommes qu’instants dans l’escarcelle de l’Éternel.
À défaut de moutons
Au moment de s’endormir
Compter ses défunts
Cinq sept cinq … Dix-sept
Et puis c’est fini la vie
Memento mori
Lune rutilante
Signe extérieur de richesse
À tes doigts de pied
Mon carnet d’adresses
Tant de numéros rayés
Le jeter bientôt
Étienne Orsini, Homme de peu de poids, Haïku, → Via Domitia,2022, pp. 13, 14, 19, 20, 23, 24.
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=> Écouter Étienne Orsini chanter un chant religieux polyphonique avec le groupe corse - A Stonda -
ÉTIENNE ORSINI
Source
■ Étienne Orsini
sur Terres de femmes ▼
→ [J’ai laissé filer des rivages] (extrait de Gravure sur braise)
→ [J’ai longtemps cru qu’ailleurs était un nom de lieu] (extrait de Répondre aux oiseaux)
→ Débusquer des soleils, éditions Le Nouvel Athanor, Préface de Corinne Atlan,2021.
■ Voir aussi ▼
→ (sur Recours au poème) une notice bio-bibliographique sur Étienne Orsini