Magazine Journal intime

Chez Salé

Publié le 03 juillet 2007 par Stella

A l’heure où les bicyclettes fleurissent à Paris, je me souviens que dans le Saint-Martin-de Ré de mon enfance, il y avait, rue Baron de Chantal, en montant sur la droite, une boutique extraordinaire où j’aimais beaucoup aller. C’était “chez Salé”, du nom de son propriétaire. Monsieur Salé vendait quelques bicyclettes, des solex, voire des mobylettes, mais surtout, il les réparait. J’y allais très souvent, non parce que j’avais des soucis de cycliste, mais parce que je perdais tout le temps mon antivol. Ou ma pompe. Ou les deux. Bref, j’y allais chaque fois que je pouvais car j’adorais l’odeur de son atelier, un mélange d’essence, de colle et de caoutchouc. Je regardais ses grosses mains pleines de cambouis, ses doigts énormes qui bidouillaient des choses minuscules. Ses mains me semblaient magiques et, lorsque j’ai eu l’âge d’utiliser le solex de ma mère, j’ai pu bénéficier de leur merveilleux savoir-faire. Le solex avait alors plus d’une vingtaine d’années et tombait très souvent en panne. Je persistais à m’en servir car non seulement je rafolais de l’odeur de la solexine, précieux carburant vendu en bidon de feraille que l’on logeait le long de la roue avant mais il me donnait un sentiment de liberté extraordinaire. Je pouvais aller, avec les copains et sans trop me fatiguer, jusque sur les belles plages du bout de l’île de Ré.

Monsieur Salé avait un autre métier, qu’il exerçait en même temps que celui de mécanicien des deux-roues : celui d’horloger. Ses mains énormes semblaient alors se réduire pour saisir les minuscules tournevis et bidouiller avec une incroyable dextérité à l’intérieur des précieux engrenages. Lorsqu’il était dans son atelier d’horlogerie, Monsieur Salé avait horreur qu’on vienne le déranger pour lui acheter des pompes à vélos ou lui porter un malheureux solex en panne. Il mettait donc une petite pancarte sur la porte intérieure de sa boutique : l’atelier est fermé. Inutile d’insister, il restait ferme, l’oeil coincé sur sa loupe.

Monsieur Salé vendait aussi des montres, ce qui est logique, et des bijoux, ce qui l’est moins. Mais personne d’autre, dans le Saint-Martin de l’époque, ne tenait ce genre d’échoppe, si utile aux amoureux. Imaginez-vous venir acheter une bague de fiançailles ou une alliance dans l’odeur spéciale d’un atelier de réparation de mobylette, vous aurez une idée de l’atmosphère qui régnait dans les lieux. Car même s’il fermait la porte de communication, même s’il y avait une table bien cirée et des napperons en dentelle, les effluves des moteurs et des cycles envahissaient toute la maison.

Je ne lui ai jamais connu d’épouse, ni d’enfant. Il était toujours tout seul, au café, sur le port, chez le marchand de journaux. Peut-être était-il veuf ? Aujourd’hui, tout ceci a disparu. Les bicyclettes sont louées par des gens inconnus et les bijoux s’achètent partout. Monsieur Salé est mort, sa maison et sa boutique ont été vendues. A la place, il y a un antiquaire, je crois. Je n’y suis plus jamais retournée. Autant que faire se peut, je préfère ne pas remettre les pieds dans les lieux que j’ai beaucoup fréquentés étant enfant, car les souvenirs remontent et me frappent au coeur, en général assez durement. Je préfère la douceur de la nostalgie et les images, si vivantes, gravées pour toujours dans ma mémoire.


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