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Une vie : Ilse

Publié le 19 août 2008 par Sophielucide

Ilse était âgée de dix-neuf ans à peine lorsqu’elle fit ses adieux à sa famille pour suivre le bel Hakim au regard de braises qui l’emmenait bien loin de sa Germanie natale. Leurs sorts s’étaient scellés rapidement, au sortir d’une guerre qu’il souhaitait lui faire oublier dans son pays des mille et une nuits. L’amour, comme une fulgurante évidence, avait ravi leurs cœurs. Il faut dire qu’ils étaient tellement beaux que le langage entre eux devenait superflu ; elle n’avait pas hésité et ses parents avaient du s’incliner devant l’étonnante opiniâtreté dont elle avait su faire preuve.

Ils conçurent trois enfants en l’espace de cinq ans. Ilse s’était parfaitement adaptée à sa nouvelle vie, elle ne manquait de rien grâce à la belle situation de son mari. Elle se consacrait à l’éducation de ses trois garçons, lisait de la poésie, parlait maintenant couramment l’arabe en plus de sa langue maternelle, du français et de l’anglais.
C’est ainsi qu’un soir, l’ambassadeur, une connaissance de son mari, fit appel à ses services en tant que traductrice dans une affaire épineuse de trafic de cannabis. Elle avait su délier les langues en douceur, soulignant le caractère neutre de son entreprise, espérant simplement éviter le pire à ces jeunes délinquants inconscients. Son professionnalisme s’avéra rapidement indispensable au sein de l’ambassade qui lui fit signer un contrat en bonne et due forme. Ilse était ravie de cette nouvelle fonction, son mari s’enorgueillissait de sa situation, les enfants grandissaient, entourés de précepteurs et autres maîtres d’équitation.
Régulièrement, de somptueux cocktails se tenaient dans le magnifique palais qu’occupait l’ambassadeur. La présence d’Ilse devint rapidement incontournable. Sa beauté rayonnait, sa gentillesse effaçait les jalousies, ses talents de pianiste assuraient à la fête un parfum d’éternité magique. Tout le monde se disputait le charme naturel qu’elle savait donner avec tant de générosité. Lorsqu’elle rentrait à l’aube, aux bras d’Hakim, qu’ils longeaient, enlacés, la plage désertée, la belle Ilse ne manquait jamais de rappeler à son mari à quel point elle l’aimait, comme il la rendait heureuse, comme elle souhaitait vivre ainsi le reste de sa vie. Hakim souriait,  fier de posséder si charmante épouse ayant su lui donner de surcroit trois beaux garçons dont elle assurait une si parfaite éducation.

A ces fastes soirées, l’alcool évidemment ne manquait jamais. Ilse ne buvait au début que du champagne qui la rendait aussi gaie que légère, un soupçon moins timide peut-être. Et puis, petit à petit,  elle essaya toutes sortes de cocktails colorés et sucrés qui lui faisaient plus rapidement d’effet. Elle riait à gorge déployée, ne refusait aucune danse pour ne point vexer ses convives. Elle était à présent une femme de trente ans, épanouie et radieuse, plus sûre d’elle, enjouée et rieuse. Dans le même temps, le doux regard d’Hakim s’assombrit. Il n’appréciait plus du tout voir sa femme passer de bras en bras, rire un ton plus fort qu’il n’est admis, perdre cette timidité qu’il chérissait tellement. Il ne lui faisait aucun reproche cependant mais passait sa colère sur ses fils qu’il battait à coup de cravache, à la moindre incartade. Cela se passait souvent au matin, lorsqu’Ilse dormait encore et que les gamins faisaient trop de bruit ou se montraient insolents avec leur père. Mais n’était-ce pas son rôle de donner à ses garçons une éducation virile ? Ils deviendraient bientôt des hommes qui devraient tenir leur rang dans une société qui changeait brutalement. Au père de rappeler les fondamentaux, les valeurs ancestrales, la place qu’il s’agit de tenir si l’on ne souhaite pas se la voir ravir… La vie est dure, elle est cruelle et ce n’est certainement pas avec les poèmes psalmodiés par leur mère, qu’ils se rendraient dignes de leur nom.

Adolescents,  Yassine, Ahmed et Samir se rendirent compte que le beau tableau brossé par leurs parents  n’était qu’un trompe-l’œil dont la peinture s’écaillait par endroits.
Ilse avait quarante ans maintenant et si sa beauté faisait encore tourner sur elle les regards admiratifs, elle commençait doucement de s’altérer, comme sa santé. Elle avait toujours été frêle, mais à présent un petit ventre relâché gâchait de son allure. Pour se rendre à ses soirées, elle mettait plus de temps pour se maquiller, cacher les ombres qui voilaient ses traits. Sa peau, si fine semblait ternie, même sous le fond de teint et son regard ne brillait plus que sous le reflet des bougies sur la coupe de cristal qui la faisait trembler. Ilse sombrait peu à peu. L’alcool fort avait remplacé les savoureux cocktails, avec une préférence pour la vodka ou le gin, qu’elle buvait d’un seul trait, ce qui la faisait légèrement grimacer, comme si elle avalait un étrange remède.
Hakim se montrait de moins en moins présent. On murmurait qu’il vivait ailleurs avec une jeune berbère de vingt ans sa cadette. Le jeune Ahmed ne se battait même plus avec les médisants, mais tenait à protéger sa mère des regards fuyants, des allusions méchantes ; regardant droit devant lui, les mains dans les poches, il continuait de crâner.

Lorsque le père claqua définitivement la porte du foyer, Ilse perdit le même jour son emploi de traductrice. Simple coïncidence, s’encourageaient à penser les garçons en déroute. L’ainé, parti à l’étranger poursuivre ses études depuis l’année passée, le cadet trop absorbé par sa propre carrière de footballeur qui débutait, ne restait qu’Ahmed pour assurer une présence auprès de sa mère recluse et répudiée. Le sommet de la honte dans une société où une femme seule n’a pas de place. On se souvenait subitement qu’elle était étrangère et qu’au fond, l’ordre des choses était ainsi respecté…
Dès son retour du lycée, Ahmed partait à la recherche des bouteilles d’alcool que sa mère cachait un peu partout dans la maison. Dans le coffre à linge ou la machine à laver, dans une botte à talon ou le conduit de la cheminée, derrière les livres de la bibliothèque ou encore entre les plantes desséchées. Sa mère suivait à petits pas le garçon en colère, tentait de le calmer, l’amadouait pour finir par s’énerver elle-même : Qu’il fasse donc comme les autres ! Qu’il s’en aille, et qu’on la laisse seule enfin, seule avec son chagrin. Elle ne s’habillait plus, gardait toute la journée sa vieille robe de chambre peluchée, s’était mise à fumer et abandonnait ses mégots un peu partout dans l’appartement, ne se coiffait même plus et lorsque prise d’un accès subit de coquetterie, elle se maquillait, le jeune Ahmed avait le plus grand mal à la regarder en face.  Ses lèvres devenues trop fines disparaissaient sous le trait de rouge à lèvres grossier. Il eut la tentation de jouer quelques temps le rôle du père absent, devint grossier et violent mais il s’effondra dans les bras de sa mère qu’il aimait tant mais qu’il ne reconnaissait plus.
Elle comprit la souffrance profonde de son garçon trop fier et trop pudique. Un soir, à son retour, il trouva l’appartement en ordre. Il resta un moment interdit puis sourit largement lorsqu’il vit sa maman, les cheveux ordonnés, le visage éclairé d’un sourire tendre, et vêtue d’une jolie robe fleurie qui mettait en valeur sa taille de jeune fille. «  Tu me sors, mon garçon ? ».
Au restaurant, elle osa lui parler franchement, s’excusa de n’avoir pas pris en compte les reproches légitimes de son fils trop sensible.
« Dans quelques mois, tu rejoindras Yassine à Paris. Je veux que tu étudies. Sans te soucier de moi. J’ai pris rendez-vous aujourd’hui chez le docteur Mektoub, je vais me soigner, Ahmed. Et c’est grâce à toi que je vais faire ça. Je vous ai négligé. Non, ne t’offense pas, je sais ce que je dis même si je n’ai pas choisi. Le docteur m’a proposé une cure pour me remettre sur pieds, j’ai accepté. Pour toi, Ahmed et pour tes frères ; de ton côté, promets-moi d’étudier sérieusement. Le temps passe vite, tu sais. Ne perds pas ton temps. Dans trois mois, tu vas te trouver dans un pays étranger, comme moi à ton âge quand je suis arrivée ici. Je ne veux surtout pas que tu t’inquiètes pour moi, d’accord ? Je n’ai pas encore dit mon dernier mot. Je vais arrêter de boire, je vais essayer, mettre les chances de mon côté, tu me fais encore confiance ? »  Pour toute réponse, Ahmed, les larmes plein les yeux, serra sa mère dans ses bras. Il prolongea l’étreinte le temps de se calmer et finit par sourire. «  Quelle question, maman ! Bien sûr que je te fais confiance. J’ai toujours été fier de toi, tu sais. .. » Ilse ébouriffa les cheveux, qu’elle jugeait toujours un peu trop longs, de son fils préféré. « Allons-y, maintenant, je suis fatiguée. »
Sur le chemin du retour, Ahmed dut soutenir le petit corps fragile de sa mère, prise de tremblements. Arrivés à la maison, elle fila directement dans sa chambre. L’oreille collée à sa porte, Ahmed reconnut le bruit d’une bouteille qu’on débouche, suivi du « glouglou » familier. Il soupira avant se s’écarter devant la porte qui s’ouvrit sur le visage apaisé de sa mère. « Ça va aller, Ahmed, ne t’inquiète pas. C’est pas si simple tu sais…Je sais», répondit-il dans un sourire triste. Il fixait la tasse à café qui avait si longtemps fait illusion. Depuis combien de temps buvait-elle dans ce mug illusoire son poison maléfique ?

Jusqu’au départ d’Ahmed, et le début de sa cure, Ilse fit les efforts nécessaires pour que son fils se consacre à ses propres priorités. Il reçut son diplôme avec mention ce qui fut l’occasion pour le garçon de trinquer pour la première fois avec sa mère, qui avait acheté une bouteille de champagne. Sa tristesse fut infinie lorsqu’il la vit vider sa coupe d’un trait, constater avec angoisse à quel point l’alcool l’avait ragaillardie. Elle se tenait devant lui, toujours belle, mais fanée, oui c’est ça, c’est la vision qu’il eut de sa mère qui tendait le bras pour qu’il la resserve : une belle fleur fanée trop tôt. « Allez, Ahmed, ne gâche pas cette soirée, je suis si heureuse. Mes trois fils sont des hommes à présent, ils peuvent se passer de moi… » Ahmed sentit une froide colère l’emplir aussi vite que le vin pétillant qui déborda de la coupe qu’il remplissait pour sa mère. «  Oui, tu as raison, buvons ! C’est bien ça que tu veux, hein ? Alors tiens, bois ! » dit-il d’une voix blanche. Le champagne coulait, Ahmed continuait de fixer sa mère, les yeux écarquillés, le visage figé. Puis il lâcha la bouteille qui rebondit dans un bruit mat sur le tapis persan. Il n’oublia pas de claquer la porte avant  de retrouver ses amis avec qui il put boire à son tour, s’abandonner, se rapprocher aussi de sa mère, esclave de cette addiction qu’il ne comprenait pas.

Ahmed et son frère Yassine rentraient chez eux, chaque année, pour les grandes vacances. Ils avaient tristement admis que leur mère ne guérirait jamais vraiment, mais elle s’efforçait de leur montrer son meilleur visage pour ne pas gâcher le plaisir des retrouvailles. Ils fermaient les yeux sur l’étrange breuvage qu’elle buvait parcimonieusement, un mélange de vin rouge et de limonade. Le docteur Mektoub leur avait fait comprendre que c’était là un moindre mal et qu’aucun médicament ne soignerait la souffrance de  leur mère.

Quelques jours après l’obtention de sa licence, Ahmed reçut un télégramme de son jeune frère, resté au pays. Sa mère était au plus mal. Elle attendit cependant l’arrivée de son fils chéri à son chevet pour partir l’âme en paix. On dit qu’elle n’a pas souffert.
Ahmed ne retourna pas à Paris.


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