Magazine Journal intime

Un cabaret

Publié le 19 juin 2007 par Stella

"...[...]... une jeune fille mafflue, qui pesait des carottes à chiques, leur indiqua la maison qu'ils cherchaient, une maison récemment barbouillée d'une couleur grumeleuse et rosâtre, quelque chose comme un écrasement de fraises dans du fromage blanc, de lie de vin dans du plâtre. C'était là, en effet, derrière un comptoir en zinc, troué de citernes minuscules pour l'écoulement des vins, que gesticulait et braillait le chanteur. Le ventre ceint d'un tablier noir, les bras nus, la bouche crénelée de bouts de dents, le groin rouge comme une vitelotte, Ginginet, cabotin et ivrogne par goût, cabaretier et coureur de filles par nécessité, buvait de quatre heures du matin à minuit, avec ses pratiques, qui travaillaient, pour la plupart, à trier des chiffons et à préparer des peaux de bêtes avec du tan.

Mais ces ouvriers ne venaient guère que le matin, au point du jour, ou le soir, à la tombée de la nuit. Aussi le cabaret était-il presque toujours vide de neuf heures du matin à huit heures du soir, et à part une tourbe de riboteurs qui venaient se repaître de galimafrées d'andouillettes et de tripes à la mode de Caen, la grande salle était déserte. Le soir, au contraire, elle était pleine à ne pouvoir bouger, mais le cabot s'esquivait, laissant la garde du comptoir à un grand échassier à calotte de velours, un ancien pion qui lui tenait ses livres et servait, au besoin, les clients, et il allait rejoindre dans une autre salle, séparée de la grande par la cuisine, ses amis et confrères, un ramassis de chanteurs et d'échotiers de journaux. Ces pratiques-là buvaient à ventre regoulé et sans un sou en poche ; mais on n'a pas hurlé impunément sur les planches, la bouche en cul-de-poule et les yeux en billes, et quand Ginginet se trouvait avec eux, il leur faisait volontiers crédit, regrettant presque sa misère d'autrefois, déplorant même, quand il avait trop bu, la mort de son oncle qui l'avait fait héritier de ce débit de vins. "

Ce texte est extrait de Marthe, histoire d'une fille, un texte de Joris-Karl Huysmans datant de 1876. Je connais ce cabaret, il était dans ma rue, à une cinquantaine de mètres de l'entrée de l'immeuble. Quand j'ai emménagé, il n'existait déjà plus que sous forme de bar à habitués. Sa devanture était toujours rougeâtre d'une peinture qui pouvait dater de l'autre siècle. Le patron, un Auvergnat madré, portait le même tablier noir à bavette depuis cent ans. Il se traînait péniblement dans la grande salle, plus vide que jamais jusqu'à l'heure de l'apéro. Quelques poivrots notoires, le concierge du n° 2 et le mari de la boulangère étaient les humbles piliers de cet établissement vénérable dont la vie s'éteignait peu à peu sous les coups de boutoir des cafés, banals et aseptisés, du coin de la rue.

J'y suis entrée une fois. Je me suis fait servir, au comptoir, un petit café serré. La salle sentait la fumée, la vinasse et le croissant frais, obligeamment déposé dès potron-minet par le boulanger. Le patron m'a couvé des yeux comme pour me protéger de la conversation décousue des quelques ouvriers attardés devant leur blanc sec du matin. Un avion m'avait déposée à peine deux heures plus tôt à Roissy et j'espérais, café aidant, pouvoir repartir au journal dès après ma douche. Mais la curieuse ambiance de ce bistrot m'a capturée. Une tristesse diffuse, une nostalgie peut-être, me serraient la gorge. J'avais l'impression d'assiter à la fin d'un monde et d'être impuissante à inverser le cours des événements. Je me suis enfuie, plutôt que je ne suis sortie, du bistrot.

Une quinzaine de jours plus tard, il était définitivement fermé. Aujourd'hui, une agence de communication occupe les locaux. A travers la grande vitrine, on peut désormais apercevoir ce qui était autrefois la cuisine. Je sais désormais que, derrière, il y avait la salle où se produisait, en privé, le Ginginet de Huysmans.

Un cabaret

À propos de stellamaris

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