<<Poésie d'un jour
" Nous ne sommes pas seuls." Ph. : G.AdC
À l’état de détresse répond l’état de poème.
La réponse est entière. Le poème oppose un
front de cristal à la vague noire. Il n’explose
pas. Sa fragilité le rend invulnérable. Nous ne
sommes pas seuls. Si le poème dit une vérité,
c’est celle-là : nous ne sommes pas seuls. Les
vrais poètes sont les êtres les plus sensibles
aux mouvements des plaques tectoniques de
l’invisible. Les vrais poètes, ceux dont la parole
incise le ciel.Tomber sur un mauvais livre de
poésie, dit Anna, c’est être à jamais dégoûté des
poèmes. Le vrai poète se reconnaît à la puissance
du trait. Ce qui sort du cœur et parfois n’est même
pas écrit. Traquée avec son mari, Nadedja est
accueillie par une famille. Quand la porte s’ouvre,
au milieu de tous les dangers qu’elle prend,
leur hôtesse les accueille comme du bon pain,
bras ouverts, riante. « C’est alors que je compris
que la seule chose vraie en ce monde, c’étaient
les yeux bleus de cette femme ». Peu de poèmes
atteignent aussi vite cette hauteur-là.
La Russie est mère de tous les poèmes, bordés
par elle chaque nuit d’un drap de neige. Nous
avons, en France, Marceline Desbordes-Valmore.
Elle est, avec les chants aztèques de Catherine
Pozzi, leur construction pyramidale, ce que notre
pays a offert de plus pur sur l’amour. Une plainte,
mais délivrée de son bourreau. Un chant devenu
lumière, montant au soleil. Anna Akhmatova, à
la fois mâle et femelle, incarne la figure de la
colère du ciel, une colère sèche, non sentimentale,
l’arrivée en pleine nuit d’hiver de l’amour implac-
able, ses coups à la porte. Un pays est sauvé par
ses poètes. Beaucoup sera pardonné à l’Amérique
pour avoir abrité l’étrange Emily Dickinson.
Supprimez tous ces gens qui passent leur vie à
chercher le mot le plus proche du ciel ou de l’enfer,
et vous vivrez dans les ténèbres.
Christian Bobin, Les poètes sont des monstres, Éditions Lettres Vives,
Collection entre 4 yeux, 2022, pp.41, 42, 43,44, 45.