Chère Pénélope.

Publié le 06 octobre 2023 par Rolandbosquet

Sans doute le sais-tu déjà tant tes pérégrinations nocturnes dépassent et de loin les frontières de notre modeste bouquet d’habitations. Le premier adjoint au maire venait tout juste de jeter l’information lorsque je poussai, ce matin, la porte du bureau de tabac-presse pour saluer amicalement la compagnie. Ils partent, s’exclama-t-il ! Deux clans s’affrontèrent alors à coup de "c’est pas croyable" et de "je l’avais bien dit" qui volèrent joyeusement en escadrille au-dessus des présentoirs. Ceux du bourg que la nouvelle désarçonnait se révélèrent les plus virulents. Ceux des hameaux haussèrent les épaules et jouèrent les sages que ces péripéties ne détournent guère de leur quotidien campagnard. Qui, ils ?

Souviens-toi, Pénélope, la commune avait fait construire un pavillon destiné à la location sur la dernière parcelle du lotissement dit du terrain de tennis. Après les confinements dus à la Covid, un couple était venu s’y installer avec ses deux enfants. Lui faisait dans l’informatique et travaillait à la maison. Elle faisait dans la banque mais n’ayant pu obtenir une mutation dans la région, elle restait elle aussi à la maison. Les enfants fréquentaient l’école du village et toi leur gros matou aux allures félines qui te fascinaient tant. Mais l’heure a sonné pour l’aîné d’entrer au collège de la ville voisine. Il s’avère alors que, outre la perte d’une ambiance villageoise bonne enfant, le car de transport scolaire passe trop tôt pour le cher bambin qui sombre vite dans la mélancolie. Sa mère elle-même y traînait déjà ses journées désœuvrées à attendre que son homme quitte son ordinateur ou rentre des longues randonnées qui occupaient son temps libre. Il lui arrivait d’ailleurs régulièrement de passer par notre chemin. Selon une voisine avec laquelle elle avait malgré tout sympathisé, elle lui aurait posé un ultimatum : c’est avec moi ailleurs ou seul dans ton trou perdu au milieu de nulle part. On ne sait s’il a réfléchi longtemps mais le fait est qu’ils partent. Quitter la ville et ses effervescences pour se reconnecter à la nature, comme ils disent, n’est jamais simple ni facile.

Le roman de Serge Joncour, Chaleur humaine, en raconte quelques difficultés. Alexandre a repris la ferme des parents. Ses trois sœurs se sont enfuient en ville. Ils ne se parlent plus depuis le partage des terres qui a entraîné des incompréhensions de part et d’autre. Le confinement de la population pour cause de Covid le 17 mars 2020 va venir tout bousculer. Nombre de citadins, si fiers hier, quittent en masse leurs appartements étroits pour rejoindre qui sa résidence secondaire, qui la maison familiale. Malgré les divergences qui les opposent à leur frère, les trois sœurs et leur famille se résignent à se réfugier chez lui. Elles avaient choisi les horizons lointains dans l’espoir d’échapper aux collines qui, selon elles, les séquestraient. Elles découvrent que pouvoir courir le monde n’est pas une vraie délivrance. Se réveiller chaque matin libre de courir les bois et les chemins offre bien plus d’opportunités. D’autant que la vie citadine ne manque pas d’apporter avec elle ses scories et ses fausses ambitions. Et tous d’attendre d’un Alexandre solide sur ses pieds et dans sa tête qu’il résolve les mille tracas occasionnés par cette soudaine promiscuité et éloigne les déchets, rognures et autres trafics secrets enfouis dans les bagages de chacun.

Joncour nous décrit deux mondes qui se séparent et s’éloignent toujours plus vite. D’un côté celui des éoliennes, d’internet, de la 4G et des autoroutes. De l’autre celui des chênes et des hêtres que le réchauffement climatique fragilise, celui des sangliers et des blaireaux qui envahissent les cultures et les jardins, celui des renards qui propagent les maladies et les transmettent aux troupeaux. Aucun des deux n’est vraiment serein mais celui d’Alexandre semble plus stable et presque inébranlable. Il dégage, en tout état de cause, une chaleur humaine qui réconcilie peu ou prou chacun avec soi-même et avec les autres. Chaleur humaine, Serge Joncour, Albin Michel.