" Je dois poser le pied prudemment sur le rebord du monde, de peur de tomber dans le néant. "
Virginia Woolf, Les Vagues
Il me semble qu'il y a des années que le Journal d'un écrivain, de Virginia Woolf, traîne à mon chevet. Cependant, ces derniers temps, je m'y replonge plus régulièrement, presque chaque soir j'en lis une vingtaine de pages et me voici parvenu à l'année 1938, il ne lui reste alors que trois ans à vivre. Et comme, en même temps, je ne cesse de me passionner pour Dante, j'ai remarqué l'intérêt que Virginia lui portait. Ce sont à vrai dire de courtes notations dépourvues de développement sur l'oeuvre. Ainsi, le jeudi 30 août 1934, elle écrit : " Si la construction des dernières scènes m'empêche de rédiger ce journal, comment parviendrai-je à lire Dante ? Impossible." Presque un an plus tard, le lundi 1er avril 1935, on constate qu'elle n'a guère avancé : " A ce rythme-là, je ne finirai jamais le Purgatoire. Mais à quoi bon lire Dante lorsque la moitié de mon esprit trotte derrière Eléanor et Kitty ?" Et elle n'a toujours pas terminé en 1937, si l'on en croit ce qu'elle consigne le mardi 1er juin : " En tout cas, je me sers de cette page comme d'une cour de récréation car je ne peux pas me pressurer pendant trois heures d'affilée. J'ai besoin de détente, et de m'ébattre ici pendant la dernière heure. C'est là le pire dans ce métier d'écrire : le temps perdu. Que pourrais-je faire de ma dernière heure de ma matinée ? Reprendre Dante ?"
Je ne croise pas Virginia Woolf seulement à nuit tombée : par deux fois elle a surgi au détour de lectures récentes. Dans le Samsara de Patrick Deville tout d'abord, dans le chapitre consacré au Tamil Nadu, où il commence par évoquer les femmes qui ont marqué l'histoire de l'Inde, des héroïnes dont il note que " le destin souvent avait été aussi tragique que celui de Tina Modotti, de "freedom fighters" comme Annie Mascarene, de révoltées comme Lakshmi Baï, la maharani du Jhansi et "reine des cipayes" tuée au combat, Phoolan Devi la "reine des bandits" élue députée puis assassinée." A cet instant, l'écrivain se trouve dans une barque sur la rivière de Poovar, attendant de pouvoir observer des oiseaux (le livre avait débuté au Kerala avec cet incipit : " Seul un oiseau m'avait précédé sur la plage", en l'occurrence, il s'agissait d'un héron gris et blanc très haut sur pattes jaunes dont Deville écrit que, fumant assis sur un muret, il soupçonnait " qu'une vague conscience ne lui faisait pas défaut.")
Et voici qu'au dernier chapitre, ce héron refait surface dans son esprit, et, aussitôt après, Virginia Woolf :
"L'avifaune locale n'offrait pas le spectacle permanent d'une forêt amazonienne, ni kamichi cornu ni vols de toucans ni grand hoatzin huppé. Après n'avoir vu en deux heures que le martin-pêcheur du coin, ainsi qu'un "pond héron", plus petit que le "grey héron" que j'avais côtoyé à Odayam, j'avais choisi de descendre le cours jusqu'à l'embouchure. Celle-ci serpentait au long d'une dune. J'étais descendu de la barque pour franchir un monticule de sable blanc, atteindre les vagues à son dévers. "C'est curieux comme les morts peuvent sauter sur nous en pleine rue ou dans les rêves." Cette phrase de Virginia Woolf, je la savais de mémoire et elle me revenait souvent, "sautait sur moi" à l'improviste. Il n'était pas étonnant que je l'entende ici, devant le friselis lumineux des vaguelettes à mes pieds, transparentes sur le sable blanc-rose et les coquillages." (p. 144-145)
Il évoquera ensuite un passage des Vagues, qui se déroule en Inde, avec Perceval, " le viril Anglais". Mais passons tout de suite à la seconde mention de Virginia, qui se trouve dans ce livre puissant qu'est Triste tigre de Neige Sinno, dont j'ai déjà parlé dans El sol del membrillo :
"Virginia Woolf, qui a été abusée par ses deux demi-frères, raconte ce sentiment bizarre des premiers attouchements dans un texte autobiographique où elle essaie de mettre en relation différents souvenirs avec la construction de sa personnalité en devenir : ... alors que je restais assise là, il commença à explorer mon corps. Je peux me souvenir de la sensation de sa main qui passe sous mes vêtements -, qui descend, ferme et décidée, de plus en plus bas, je me souviens combien j'espérais qu'il arrête ; comme je me suis raidie et je me suis tortillée au moment où sa main a approché mes parties intimes. Mais elle ne s'est pas arrêtée. Sa main a exploré mes parties intimes aussi. Sans parler d'abus, sinon d'une expérience désagréable parmi d'autres, elle analyse brièvement, avec une lucidité empreinte de simplicité et de bon sens, les émotions ressenties qui s'apparentent à ce qu'on nommera plus tard le sidération traumatique : je me souviens d'une sensation de rejet, de répulsion - quel est le mot pour désigner un sentiment si paralysant et si ambigu ? Cela devait être un sentiment fort car je m'en souviens encore. Cela semble démontrer qu'un sentiment à propos de certaines parties du corps - comment elles ne doivent pas être touchées, comme il ne faut pas permettre qu'elles soient touchées - doit être quelque chose de l'ordre de l'instinct." (p. 35-36)
Ce texte autobiographique, j'ai découvert que je l'avais, dans un des sacs de livres rapportés de Paris. Il s'agit d' Instants de vie, publié chez Stock en 1977, avec une préface de Viviane Forrester qui commence ainsi : " Encore et encore reviennent les mêmes scènes originelles : la mort, l'inceste, l'horreur qui ont accompagné sa jeunesse. Avec verve, avec fureur, avec humour, avec âpreté, elle décrit, à plusieurs époques de sa vie, dans les textes qui suivent, la crudité, la sauvagerie d'une existence en apparence très douce et très civilisée. [...] Rien ne l'a guérie, ni la vie ni le travail. Le travail, la vie, n'ont fait que ressasser, qu'aiguiser le malaise initial."