Catherine Soullard | Je ne serai pas toujours là
Éditions Marie Romaine 2023
Lecture d’Angèle Paoli
Le défi est dans l'écriture
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Je ne serai pas toujours là. Cette petite phrase banale, qui sonne comme une mise en garde ou du moins une adresse à l’autre, nous l’avons sans doute prononcée un jour ou l’autre dans une discussion avec un proche. Elle est le titre du dernier récit de Catherine Soullard, autrice au style impeccable, déjà présente dans Terres de femmes. Au moment où j’écris, je ne retrouve pas cette phrase et je ne sais plus à quel personnage l’attribuer. S’est-elle trouvée dans la bouche de Charles, vieil homme qui se sait arrivé en fin de parcours de sa vie ? L’aurait-il adressée à Adrien, dans un des dialogues qu’il partage avec le petit bonhomme de dix ans pour lequel il nourrit une grande affection ? Ou alors au cours d’une de ces joutes matinales qu’il conduit avec madame Simone qui a l’art de le provoquer tout en l’admonestant – gentiment – avant de trinquer avec lui ? Mais elle pourrait tout aussi bien surgir d’un appel au secours de Charles, enfant, à sa mère, cauchemar qui le propulse au chevet de son frère Marcel mourant, emporté par une maladie neurologique ? Peut-être vient-elle d’un tout autre personnage – ils ne sont pas si nombreux – ou encore de l’une de ces pensées que le vieil homme rumine à longueur de journée, pensées qui le traversent à l’improviste sans qu’il puisse les contrôler ? Peut-être la retrouverai-je alors même que je ne la cherche plus ? À moins que je ne l’aie inventée.
Une phrase pourtant, assez proche de celle-ci, se trouve au chapitre 28. Une variante, en quelque sorte :
« tu ne m’auras pas toujours ».
D’apparence anodine, cette petite phrase survient dans un contexte enchevêtré, qui mène en quelques phrases de la mort du père de Simon à celle, antérieure, de sa mère. Au moment où il se trouve au chevet de son père mourant, Simon se replace dans le souvenir de la mort de sa mère quelques années auparavant. « Tes amis tu peux les voir tout le temps, mais moi, tu ne m’auras pas toujours ». C’est d’elle qu’il la tient. La voilà qui ressurgit à ce moment précis où son père va mourir. Dans ces deux moments-là, confronté qu’il est à la mort de ses parents, Simon fait l’expérience de ses propres limites et de ses incapacités à assumer son rôle auprès des siens. Non sans accès de lucidité. Ainsi du début de ce monologue intérieur du chapitre 35, au cours duquel Simon se débat face à son père mourant, puis s’en va, laissant la place à Nathalie:
[…] « il n’y a plus rien à faire, je le sens bien, je n’en peux plus, j’ai mal au ventre et faim, tellement faim, je meurs de mal au ventre, de faim et de honte, ça c’est moi, au top comme d’habitude, comment peut-on penser à manger quand son père est en train de mourir et pourtant je n’ai qu’une hâte, fuir, me coucher, dormir, Papa a perdu connaissance, à neuf heures moins le quart je l’embrasse, demande à l’interne de garde qu’on le soulage et je m’en vais, Nathalie viendra prendre le relais dès que je serai rentré pour garder Adrien. Voilà, j’ai déserté. Nathalie sera bientôt là et Nathalie, c’est moi. »
Le récit de Catherine Soullard, brillante entomologiste du quotidien, ne raconte rien d’exceptionnel. Ses personnages ne sont pas des héros. Ce sont des humains, confrontés à l’ordinaire de leur vie. « Une vie, ça se vit », écrit Jean-Luc Nancy, cité en exergue. Elle se vit dans ces pages sous toutes ses dimensions, désirs, érotisme, sexe, violence, amour, innocence, atermoiements, colères, incertitudes, révoltes, crises, désespoir, cruauté… Catherine Soullard en grande observatrice, regarde ses personnages évoluer en quarante chapitres, dont certains très courts, dans la quasi-totalité-trivialité de l’existence. Elle prête à chacun, à tour de rôle, son propre regard. Un regard soucieux de précision (sinon pourquoi aurais-je choisi ce terme d’entomologiste ?), qui s’appuie sur les moindres détails, même les plus prosaïques mais c’est un regard tendre. Les scènes, portées par une écriture vive, colorée et contemporaine, sont parfois extravagantes, mais elles sont drôles et inattendues. C’est dire si l’autrice aime ses personnages qu’elle suit avec la plus grande attention dans leur cheminement, interrogations et doutes, et dans la mise en lumière – coups de projecteur - de certains moments clé de leur existence.
Tout se noue autour de Charles – « bon pied bon œil » - en dépit de son grand âge (quatre-vingts ans) et se dénoue avec sa mort au chapitre quarante. Entre temps, difficile de dire combien, mais probablement quelques mois, il nous est donné de découvrir certains aspects du caractère et de la personnalité du vieil homme confit dans ses habitudes ; de ses goûts, gourmandise, grimaces et obsessions. Le train-train est réglé par les sorties dans le quartier et orchestré par madame Simone. Ces deux-là ont tout du vieux couple maître/servante, dans ses contrastes et sa diversité. Remis au goût du jour, vocabulaire inclus, par la talentueuse autrice. Ainsi, mise à part une sortie en famille quelque part en Sologne, la vie de Charles est-elle soumise à une série de rituels, du jour et du soir. Mais n’en est-il pas de même pour nombre de personnes vivant leur solitude au jour le jour, dont l’essentiel est construit sur ces cérémonials du quotidien ?
En revanche, nous ne saurons ni le nom du vieil homme ni quel fut son métier. Peut-être a-t-il eu des liens avec les métiers de l’édition. De ses rêves d’ailleurs, il n’en a que pour Marseille. Il s’y rend quelques fois et c’est toujours le même bonheur des lieux aimés, des odeurs retrouvées. Il a horreur des voyages, de la fureur mercantile de l’époque, de l’absurdité des usages modernes, y compris ceux du sport. Des amours, nous découvrirons qu’il a aimé deux femmes - Esther et Marthe. Marthe dont il a été un amant de passage et qu’il retrouvera plus tard. Marthe, mer, Marseille. Une même folie, une même passion. Avec Marthe, il avait caressé le rêve d’avoir un fils. Et ce fils, il l’aurait appelé Marcel, comme son petit frère défunt. Mais Charles a l’art de faire rater les moments de bonheur. Et ce rêve-là n’a jamais pris corps.
Nous apprendrons que Marthe s’est tuée dans un accident de voiture avec son mari. Qu’elle laisse une fillette, Nathalie. Les personnages entrent en scène progressivement, comme dans une pièce de théâtre, dans l’alternance des chapitres. L’angle de vue changeant ainsi avec le regard. Les personnages se découvrent au fur et à mesure, pris dans les liens qui les réunit, le temps du récit. Ainsi en est-il jusqu’au dénouement. En somme, un récit de la vie de tous les jours, animé par ses drames, ses morts, ses ruptures, ses amours et ses joies minuscules.
Alors ? Quoi d’autre ? Ici, dans Je ne serai pas toujours là, le défi est dans l’écriture. Une écriture savamment forgée par le regard et par l’analyse cinématographiques, avec ses cadrages – la fenêtre – ses inserts – photo miroir canne mouchoir - qui sont autant d’objets familiers, chargés de la magie du pouvoir de transmission d’un univers à l’autre ; ses fondus enchaînés qui font passer sans transition autre qu’une virgule, d’un moment à un autre, d’un discours intérieur à un autre, de la pensée aux gestes. Des gestes aux regards ; du présent au passé. Le brouillage temporel est total, qui glisse sans rupture du vécu actuel au retour en arrière. Avec un éclairage privilégié sur les souvenirs d’enfance. Catherine Soullard manie en virtuose analepses et prolepses.
« Une route serpente à travers un paysage, le monde sort des eaux, originel, inviolé, le cliché noir et blanc date d’une dizaine d’années, le grain est épais, il avait dû grimper pour avoir ce pont de vue… il avait déclenché, ses traits se détendent, son regard s’échappe, se répand sur les collines… »
Ou alors, du présent au futur, par anticipation :
« Charles marche en direction du parc, le dépasse, traverse le boulevard extérieur, se retrouve sur les quais de la Seine… il a faim tout d’un coup, cette sensation presque oubliée le ravit, c’est comme un grand trou à l’intérieur qui l’aspire, il rêve d’œufs à la coque, de mouillettes de baguette croustillante tartinées de beurre salé, d’un verre de bordeaux et d’une tarte aux pommes tiède et craquante… » « il coupe par le boulevard pour tâcher de rentrer chez lui avant le départ de madame Simone. Il s’excusera pour tout, dira comme d’habitude qu’il a présumé de ses forces, qu’il ne sait pas ce qu’il a en ce moment, qu’il n’est pas facile, il s’en rend bien compte, sans doute l’âge ajoutera-t-il pour la faire réagir, et ça ne manquera pas… Deux heures et demie, il faut se hâter, ce sera du Château d’Arcins, son régal, il en boira trois verres, avant d’aller s’étendre tout habillé… »
La dernière anticipation, chapitre 39, est issue d’un cauchemar terrible qui précède la mort de Charles. Charles, mu par une jalousie qu’il a tenue cachée, est pris d’une bouffée de meurtre sur la personne de David, le premier grand amour de Nathalie. Tout se déroule en une seule et unique phrase, très longue, ponctuée de virgules:
« L’étrangler, le poignarder, l’assommer, ou, l’assommer c’était sans doute la façon la plus raisonnable de procéder… il faudra pulvériser son air fragile, son masque d’enfant triste, le terrorise, qu’il se montre enfin tel qu’il est, inconsistant et égoïste… j’aplatirai ses yeux au fond des orbites tout au fond du miroir de la loge, j’entends le petit craquement gluant comme des cartilages de poisson qu’on brise… »
Tout se brouille, se mélange dans cette vision où rivalisent le bleu et le rouge, où David et Nathalie se rejoignent dans l’esprit déréglé de Charles, David dans la mise à mort, elle dans la séduction et le désir. La folie de Charles est à son paroxysme. Les actes imaginés s’enchaînent dans une succession ininterrompue, d’un seul souffle. Les futurs alternent avec les présents. Dans ce moment de terreur et de bataille avec lui-même, le « vieux fou » égaré appelle sa mère au secours. Une dernière fois.
Et l’on retrouve dans le bref chapitre de clôture, sous le regard de madame Simone, les deux couleurs qui ont essaimé le récit de leur rencontre et de leur lutte, le rouge et le bleu. Le bleu l’emporte, pour lequel Charles avait une grande prédilection:
« Dans la chambre sur la moquette chinée la vieille épée plantée était brisée en plusieurs morceaux, l’extrême pointe était plantée dans la dernière fiche de Simon barrée de deux parallèles rouges entre lesquelles on lisait quatre mots écrits en grand et au stylo bleu Ni chaussures ni chaussettes. »
Magnifique, ce récit à la fois très construit et très enlevé, doit à la grande maîtrise de l’écriture son caractère bouleversant.
Angèle Paoli/ D.R. Texte angelepaoli
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CATHERINE SOULLARD
Productrice à France Culture pendant quinze ans, Catherine Soullard (née à Paris le 11 novembre 1955) est critique de cinéma
(notamment pour la revue Secousse) et l'auteure des romans Palmito d'Évian (Calmann-Lévy, 2005), Bouchère (Calmann-Lévy, 2006),
Les Asperges (Le Passage, 2010), Mal dedans (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2011)
et Vous avez Jupiter dans la poche (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2015).
■ Catherine Soullard
sur Terres de femmes ▼
→ Vous avez Jupiter dans la poche (note de lecture d’AP)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions du Rocher) la fiche de lecture consacrée à Johnny de Catherine Soullard
→ (sur YouTube) un court extrait de Johnny Guitar de Nicholas Ray
→ (sur YouTube) Peggy Lee. Live Kinescope 1954. Featuring Johnny Guitar & Hallo Shampoo
→ (sur le site du ciné-club de Caen) une fiche-cinéma sur Johnny Guitar de Nicholas Ray