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Emmanuel Venet | Rimbaud in La lumière, l'encre et l'usure du mobilier

Publié le 10 novembre 2023 par Angèle Paoli

Éphéméride culturelle à rebours

Rimbaud Guidu

10 Novembre 1891 | Mort dArthur Rimbaud

Image de G.AdC

Emmanuel Venet, « Rimbaud » in La lumière, l’encre et l’usure du mobilier


Incipit


     « Deux écrivains récents, à l’échelle de l’histoire, ont donné lieu à des sortes de religions laïques : Proust et Rimbaud. L’un se caractérise par une sorte de prolifération littéraire presque envahissante ; l’autre, au contraire, par une telle rareté poétique qu’elle sacralise la moindre parole glanée, que cette parole vienne de lui ou lui soit adressée. De sorte que, si elle n’a guère enregistré que l’incipit d’À la recherche du temps perdu, la mémoire collective roule dans beaucoup de têtes des vers de Rimbaud, du Dormeur du val au Bateau ivre et au-delà.
     Par bribes, ses poèmes de vadrouille m’accompagnent en promenade : Petit Poucet rêveur j’égrenais dans ma course des rimes. Il me semble connaître la serveuse du Cabaret-Vert aux tétons énormes dont on sait que ce n’est pas un baiser qui l’épeure. Et, quand le mois de juin fait refleurir les tilleuls, leur parfum de miel me rappelle qu’on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. D’innombrables autres fragments me tournent en tête, l’opéra fabuleux, le dérèglement de tous les sens, trouver le lieu et la formule, Ô saisons, ô châteaux. De sorte que si Proust exerce sur moi l’attraction des planètes lourdes, Rimbaud colonise mon imaginaire comme aucun autre auteur.
    Et pourtant, le poète de Charleville demeure comme une énigme dans le paysage littéraire, une étoile filante qui aurait pu rester d’autant plus inaperçue que, malgré sa brièveté, l’œuvre qu’il nous a laissée n’a rien d’homogène. De ses quelques années de création poétique, il reste des élans d’enfant – Nature, berce le chaudement- et des foudroiements d’homme post-mature – Je fixais des vertiges- qu’il est bien difficile de coudre ensemble pour dresser un portrait. D’autant qu’après l’âge de vingt ans, Rimbaud n’écrit plus un seul vers, et met sa pratique de la langue au service des intérêts les plus prosaïques. A partir de 1874, il erre à Londres, s’engage comme précepteur à Stuttgart, bourlingue entre la Toscane et l’Autriche, s’enrôle dans l’armée hollandaise, part à Sumatra, déserte, rentre par Cork et Liverpool, devient chef de chantier dans une mine à Chypre, part pour Aden, et se fait, pour une décennie, commerçant en Abyssinie. C’est d’Abyssinie qu’il réclame à sa mère, lettre après lettre, les ouvrages et les instruments qui vont lui permettre de se former aux métiers dans lesquels il rêve de se recycler : charpentier, géographe, maçon, ethnologue, serrurier, météorologue, potier, explorateur, menuisier, ingénieur ferroviaire, tanneur, linguiste, chasseur, astronome, briquetier, photographe, mécanicien, minéralogiste ou fabricant de bougies, parmi beaucoup d’autres. Espoirs chaque fois déçus : il reste, et en général avec profit, un négociant. Environné de demi-portions venues faire fortune autour de la mer Rouge, il commerce, troque, se multiplie pour transformer en or des traites émises en monnaie de songe, trafique un peu mais pas autant qu’on l’a dit. Aucune participation à des ventes d’esclaves, et une seule, désastreuse, à une caravane d’armes, en l’occurrence des pétoires antédiluviennes destinées à l’empereur Ménélik – un redoutable mauvais payeur. En revanche, Rimbaud importe en Abyssinie des quantités astronomiques de papèterie, de tissus, de ferblanterie – et même des objets de piété que son correspondant au Choa n’arrive pas à écouler. Rimbaud trafiquant ? Oui, de chapelets et de calepins dans un pays largement analphabète.
Durant les années abyssines, Vitalie, sa mère, qui l’aime sans doute beaucoup mais mal, se désespère de ses silences : « Heureux ceux qui n’ont pas d’enfants, ou bien heureux ceux qui ne les aiment pas » ! Nous sommes en 1885, au moment où Rimbaud consacre son temps et son énergie à organiser le convoi d’armes qui lui vaudra tant d’avanies… »

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Emmanuel Venet, « Rimbaud » in La lumière, l’encre et l’usure du mobilier, Éditions Gallimard 2023, pp.101, 102, 103.

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Né en 1959 à Oullins, Emmanuel Venet soutient une thèse de doctorat de médecine intitulée Approche clinique et métapsychologique de la honte en 1988. La particularité de ses écrits et de son attitude professionnelle résident dans la double figure d'écrivain et de médecin ; et selon ses propres mots « je ne suis jamais l’un sans l’autre ». Wikipédia 


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