Fabienne Swiatly | L'année de la Caboulotte

Publié le 13 novembre 2023 par Angèle Paoli

Éphéméride culturelle à rebours
Fabienne Swiatly, L’année de la Caboulotte,
La fosse aux ours 2023.


Novembre | Extrait

- Tu n’as pas peur ? La question est récurrente sans que l’on me précise de quoi je devrais avoir peur. Ma vraie peur, et j’en ai déjà parlé, est que l’écriture ne se fasse plus. Ce qui n’est pas le cas pour l’instant. Peur de la solitude ? Elle n’est pas un fait de tous les jours, puisque hier encore j’échangeais avec une cinquantaine de bibliothécaires et enseignants à l’Hôtel du département à Privas.
Peur de la nuit ? De l’obscurité ? Cette peur, je l’apprivoise, par contre je me sens incapable de bivouaquer seule dehors comme cet ami qui chaque année part marcher en montagne et dort dans un hamac. Ce ne sont pas les animaux ou l’obscurité qui m’effraient, mais l’idée de sentir la présence de ma mère.
Un jour… peut-être. Quand je serai grande.

Comme il n’y a pas de toilettes dans la Caboulotte, la nuit je me retrouve souvent dehors. Aucun éclairage public. J’ai appris à m’acclimater en réduisant l’usage de la lampe de poche car elle rend l’obscurité plus opaque et, étrangement, plus inquiétante. Et puis, réflexion faite, en cas de danger, on devient stupidement visible à s’éclairer soi-même. J’éteins la lampe et, petit à petit, mes yeux s’habituent. La nuit offre des dégradés de bleu et de gris que je tente obstinément de prendre en photo. Quoi qu’on en dise, la nuit n’est pas noire. Les nuits de haute et pleine lune, le tronc des pins et des chênes est strié par l’ombre des autres arbres, composant un décor hallucinant. Quand j’ouvre la porte à ce moment-là, souvent après minuit, il me semble vivre une expérience surnaturelle. Je suis ailleurs. La nuit peut m’inquiéter quand un cauchemar traverse mon sommeil et qu’ouvrant les yeux j’ai du mal à quitter le trouble. Je dois lutter contre les peurs que nos imaginaires craintifs associent aux ténèbres : sorcellerie, folie humaine, meurtre, contes et légendes. Et aussi aux peurs que ma mère a distillées en moi avec les histoires terrifiantes et soi-disant vraies, prenant le relais du pasteur très inspiré aussi à voir le diable partout. D’ailleurs, j’en veux à ces adultes de jouir du plaisir ravageur de dominer les enfants par la peur, au lieu de les prendre par la main, de les emmener dans la nuit pour leur souffler à l’oreille : Regarde, écoute, c’est la vie !
Il existe bien sûr des dangers dont il faut apprendre à se protéger. Personnellement j’ai appris que les dangers existent également dans les lieux censés nous mettre à l’abri. Les maisons familiales ne sont pas toujours des havres de paix. Quand le soleil a quitté l’horizon, je m’assois sur les marches de la Caboulotte et laisse la nuit exister en moi.

Retour tôt le matin en Drôme après une soirée lecture en librairie la veille. Froid et brouillard m’accueillent. Je sais que la période hivernale sera rude à vivre ici. Les nuits plus longues. La nature moins accueillante. On verra. Déjà la brume se lève en début d’après-midi et m’offre d’heureux changements de lumière.
Je suis hantée par les vingt-sept migrants et migrantes dont les cadavres ont été repêchés au large de Calais ; les médias en font étonnamment l’écho. Pourquoi ces corps-là sont-ils sortis des brumes de l’indifférence pour réapparaître ainsi dans les reportages des journalistes et le discours de nos dirigeants ? La loi des chiffres ? Au-delà de vingt, l’information devient insupportable. En tous cas, ces corps morts sont un enjeu entre deux chefs d’État égocentrés qui se toisent par-dessus la Manche devenue un cimetière encombrant.
Il y a douze ans, pour mon roman Unité de vie, je rencontrais à Calais des associations militantes déjà au bout du rouleau. Usées par toute cette maltraitance et absurdité administrative. Il reste tant à faire avec si peu de moyens ! Tant de morts noyés, écrasés, brûlés, tués, disparus. Et les femmes, moins nombreuses, encore plus maltraitées, même par leurs compatriotes.
Alors pourquoi ces vingt-sept corps ont-ils dissipé le brouillard ? Est-ce la présence d’une femme enceinte et d’une fillette parmi les morts ?
Les hasards de l’actualité viennent m’offrir un contre-champ hasardeux dont je ne parviens pas à me défaire. Grâce aux médias, j’ai appris qu’un animal est mieux défendu par la loi que des humains. La mort d’une ourse, tuée par un chasseur, a enclenché une instruction pour destruction d’espèce en voie de disparition. Tant mieux pour les ours.
Il est tard. J’ai froid. La brume a disparu. La lumière a disparu aussi. Pas encore la lune. Reste la nuit.

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Fabienne Swiatly, « Novembre » in L’année de la Caboulotte, Photographie de la couverture, Fabienne Swiatly, La Fosse aux ours 2023, pp.42,43,44, 45,46.


FABIENNE    SWIATLY

Ph. © Fabienne Swiatly
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Fabienne Swiatly, poétesse de services (Vous m'en direz des nouvelles, 29 février 2020)