C
CAMPS
La littérature occidentale débute avec les poèmes d’Homère; certains sentiments trouvent chez lui pour la première fois leur expression la plus moderne. Ainsi Homère emploie-t-il à plusieurs reprises l’expression : jouir de sa douleur, dans la prière de Priam à Achille.
Saint-François d’Assise ira jusqu’çà louer « notre sœur la mort. »
Mozart dira que la mort est « la meilleure amie de l’homme. »
Rien, de tel au Goulag, ni à Auschwitz- non plus qu’au Laogai.
Le mot terrible de Ruysbroeck l’Admirable sur le sort des damnés n’est pas sans faire penser à celui des morts des camps : « Ils moururent pour toujours, sans avoir jamais fini de mourir. »
Je rêve d’une réflexion sur la littérature du XXe siècle, c’est-à dire sur ce qu’il en restera, sur ses grands écrivains. Je prédis que ceux-là ne seront pas Proust, Joyce ou Faulkner exclusivement. Ce sont Chalamov, Soljenitsyne ou Jabès – ceux qui ont vécu notre temps en face, depuis les camps. Les premiers font de la littérature héritée des pratiques esthétiques du XIXe siècle qu’ils portent à leur terme, là où l’art n’aboutit qu’à l’art quand les seconds dépassent la littérature pour en toucher les fondements qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être esthétiques, mais religieux : ils décrivent l’enfer singulier d’une époque, celle d’Auschwitz ou du Goulag, pour affirmer, malgré tout, le génie de l’homme et sa souffrance ; et cet espoir de plus de poids que la mort même. La littérature à l’origine n’exprime la beauté que dans la mesure où cette beauté est soit tragique – c’est la littérature grecque avec Homère et Sophocle, Eschyle et Euripide – soit prophétique – c’est toute la tradition héritée de la Bible. Dans les deux cas, il y va de la mort et du salut, de l’éternité et de la damnation, d’où une poésie poignante propre à révéler la vérité de l’homme pris entre ces deux infinis.
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Stéphane Barsacq, MÉTÉORES, Revue Nunc | Éditions de Corlevour 2020, pp. 36, 37.
Voir → Note de l'éditeur