"J'ai débuté la vie éternelle. L'expression consacrée ne signifie encore rien pour moi : ce mot d'éternité n'a de sens que pour les mortels."
Amélie Nothomb, Soif, Albin Michel, 2019, p. 135.
Le narrateur de Soif, rappelons-le, n'est autre que le Christ. Jésus-Christ. Ou bien devrais-je écrire Jésus tout court ? Je ne sais pas, écrire Jésus, le Christ, ou Jésus-Christ, on sent bien que ce n'est pas la même chose, quand bien même c'est la même figure qui est désignée. Le narrateur de Soif est en tout cas pleinement humain, c'est sans doute ce qui a heurté certains lecteurs du livre, catholiques intransigeants qui ne pouvaient voir d'un bon oeil ne serait-ce que le sentiment clairement affiché de Jésus pour Marie-Madeleine. Bon, mais ce n'est pas cet aspect que je voulais discuter ici, c'est la notion d'éternité qui apparaissait dans l'extrait reproduit.
Presque en même temps, j'avais donc lu Nue, de Jean-Philippe Toussaint. J'ai montré dans Nue/Soif comment les deux livres étaient en résonance autour du personnage de Marie-Madeleine. Une autre résonance plus discrète tenait dans ce mot d'éternité. Dans la deuxième partie du livre, le narrateur accompagne Marie sur l'île d'Elbe, où ont lieu les funérailles de Maurizio, le gardien de la propriété de son père sur l'île. De fait, après une série de déconvenues, ils ne parviennent au cimetière qu'au crépuscule et échouent à trouver la tombe du défunt. Marie a un malaise et finit par s'affaisser sur le marbre d'une pierre tombale. Comme il lui demande ce qui se passe, elle lui répond : " (...) mais tu ne le vois pas ce que j'ai ? Mais je suis enceinte, dit-elle."
Un peu plus tard, alors qu'ils reviennent à l'hôtel par les routes tortueuses de l'île, le narrateur se rappelle un autre raté, une autre fois où il était rendre visite à son oncle au cimetière et était ressorti sans l'avoir vu. "Plus tard, écrit-il, alors que m'arrivait une expérience du même ordre, réfléchissant à cet acte singulier de ne pas trouver quelqu'un qu'on va voir dans un cimetière, je m'étais rendu compte que cette mésaventure révélait dans le fond la vraie nature de toute visite dans un cimetière, c'est que, quand on va voir quelqu'un dans un cimetière, il est naturel qu'on ne le trouve pas, car on ne peut le trouver, jamais, et c'est à son absence qu'on est confronté, à son absence irrémédiable."
A ce moment je ne peux pas m'empêcher de penser à ce mort que, pareillement, on ne trouve pas dans le récit évangélique : c'est encore Marie la Magdaléenne (c'est ainsi que la désigne Frédéric Boyer dans sa récente traduction) qui se rend à l'aube au tombeau alors qu'il fait encore noir, et elle voit que la pierre a été enlevée. Elle court pour en informer Pierre et Jean, elle pense alors que des gens ont enlevé le Seigneur du tombeau. Une sorte d'urgence s'empare d'eux et ils courent ensemble vers le sépulcre. J'aime bien cette insistance sur le fait de courir, et Jean va jusqu'à préciser que "l'autre disciple" (il ne dit pas Jean) "court devant, plus vite que Pierre, et parvient le premier au tombeau." Il voit le lin qui gît à terre, et Pierre, pénétrant le premier dans le tombeau, voit le suaire qui était sur la tête de Jésus roulé dans un coin. Ils retournent ensuite chez eux, et c'est à Marie, restée là, en pleurs, que deux anges en blanc apparaissent, puis Jésus lui-même.
Noli me tangere, Fra Angelico, couvent San Marco, Florence.
Dans le récit de Nothomb, Jésus raconte qu'une fois "laissé seul avec sa mort", il a connu un "moment de pur vertige". Son coeur a explosé de réjouissance : "Les musiques les plus grandioses du présent, du passé et du futur ont déferlé en moi et j'ai connu l'infini. (...) Lorsque le caveau n'a plus suffi à contenir l'exaltation, je suis sorti. On s'est beaucoup demandé par quelle magie j'y suis arrivé. Cela m'a été si naturel que je ne peux pas répondre. J'ai aimé me retrouver dehors. Le silence qui a suivi la musique a été un délice que j'ai hautement apprécié." C'est à la suite de cela qu'il affirme avoir débuté la vie éternelle.
Je reviens à Nue. Une fois à l'hôtel, vers seize heures, ils doivent attendre une heure décente pour se présenter dans un restaurant du vieux port : "Près de trois heures nous séparaient encore du dîner, trois heures blanches, inoccupées, qui s'étendaient devant nous comme une immensité de vide vertigineuse." Ce détail est loin d'être anodin, ce temps creux s'impose à l'instar de l'espace vide du tombeau christique, et ce n'est sans doute pas un hasard si le mot même de vertige surgit là aussi inopinément. Observons aussi que la scène se déroule encore une fois au crépuscule : "Même s'il ne faisait pas encore nuit, les réverbères étaient déjà allumés." La narrateur, allongé sur le lit, contemple Marie fumant en silence à la fenêtre :
"Je voyais sa silhouette en manteau qui me tournait le dos, son poignet légèrement désaxé, et sa main, fine, qui tenait la cigarette entre ses doigts. C'était la même image, exactement la même - l'attitude, la fixité du visage, la cigarette immobile de laquelle s'élevait lentement la fumée - que celle de Marie dans le café de la place Saint-Sulpice deux jours plus tôt, quand je l'avais observée dans la nuit derrière les vitres. Et même si, à ce moment-là, à Saint-Sulpice, je ne pouvais pas encore deviner que Marie était enceinte, je le savais déjà en réalité, c'est là, à Saint-Sulpice, que j'ai su pour la première fois que Marie était enceinte. Je l'ai su par l'image, de façon subliminale, comme si l'invisible était entré dans ma vision, et l'éternité dans le temps." (p. 154, c'est moi qui souligne)
L'éternité. Là encore. Mais ce n'était pas tout. Ce qui allait suivre est tout à fait étonnant, qui vient résonner avec force avec ce qui me requiert ces derniers jours. Poursuivons la lecture : "Et je songeai alors que ces deux scènes s'apparentaient en réalité à des Annonciations, la première à Saint-Sulpice, une Annonciation contemporaine, une image du XXIe siècle, aux allures de photo numérique, avec la nuit et la présence très forte de la pluie, des traces de gouttelettes éparses sur les vitres, une photo à la Nan Goldin, avec le visage de Marie entraperçu dans les traînées de phare d'un bus 87, les pommettes mouillées et les cheveux emmêlés qui rappelait le fameux tableau de Hopper, une scène de nuit dans un café, les personnages hiératiques enfermés chacun dans sa solitude, un serveur de profil derrière le bar, et la robe rouge de Marie (peut-être suffirait-il d'appeler ce tableau de Hopper Annonciation plutôt que Nighthawks pour en transfigurer complètement la vision ?)."
Dès le 5 novembre, j'avais posté ici une Annonciation, celle de Fra Angelico qui est visible au Musée du Prado de Madrid. Mais ce qui me retient encore plus aujourd'hui, avec cette relecture, c'est la mention du tableau de Edward Hopper. Début novembre je n'avais pas encore visionné la série Polar Park. Or, qu'a-t-on vu à la fin du dernier épisode ? Rien moins qu'une claire allusion à Nighthawks.
Edward Hopper, "Nighthawks" (1942), Art Institute of Chicago
Allusion, mais inversion en quelque sorte de l'intention : si la solitude semble être l'apanage des quatre personnages du restaurant, la scène de Polar Park réunit David Rousseau, son père et sa soeur retrouvées, ainsi que l'adjudant Louvetot. La caméra est passée de l'intérieur à l'extérieur, et s'éloigne lentement. Sans transition, on voit alors Amélie Poulidor (excellente India Hair) venant éclairer un mur de boîtes de conserve, ici des tomates italiennes dont la forme et la couleur font référence directe à une autre oeuvre iconique de la peinture américaine : Campbell's Soup Cans, créée en 1962 par Andy Warhol.