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Éric Sautou | Grand Saint Vincent | Lecture d'Olivier Vossot

Publié le 28 novembre 2023 par Angèle Paoli

Éric Sautou, Grand Saint Vincent
Éditions Unes 2023
Lecture d’Olivier Vossot

SOUTOU

Si la poésie aujourd’hui est en partie ce défi, double, de s’arracher à ses propres poncifs tout en forant au plus près de ce qui la travaille, alors le dernier livre d’Éric Sautou, Grand Saint Vincent, chez Unes, n’est pas seulement son livre le plus accompli, il est aussi son plus ambitieux.

Trois parties le composent, « Le pont noir », « Intérieur » et « Lazare le fils », chacune ayant une figure particulière pour visage et voix – Jeffrey Dahmer, le peintre Léon Spilliaert et Lazare. Ces figures ne sont pas envisagées comme des personnes ou des personnages, auxquels il faudrait s’arrêter avec défiance ou foi, horreur ou piété, mais comme des miroirs limites, la possibilité d’un reflet enfin, d’un regard diffracté sur l’enfance, la part manquante d’une histoire – un filtre, qui soit la possibilité d’un savoir, sur soi. De l’une à l’autre, le mouvement du livre : celui d’une descente, puis d’une rédemption comme un réveil.

Du locuteur qui s’exprime dans « Le pont noir », on sait seulement à la fin qu’il s’agit de Jeffrey Dahmer, tueur en série qui a hanté les années 80 (et aujourd’hui la plateforme Netflix où il est froidement, platement spectacularisé). La poésie peut-elle « l’incarner » ? Le roman Les Bienveillantes a eu beau nous plonger pendant un millier de pages dans la tête d’un SS avec le succès littéraire qu’on sait, la poésie a-t-elle aussi ce droit, ou même ce pouvoir ? Est-ce là son territoire, dans ses prérogatives ? Sous ces questions, on mesurerait plutôt déjà ce que le mot même de poème a d’édulcoré, de galvaudé.

Si « Le pont noir » saisit d’effroi, ce n’est pas en surface, ou du fait de quelque complaisance. Si « effet Dahmer » il y a, c’est que son cas limite crée un effet grossissant et montre quelque chose du fond de chaque être humain, lequel s'obstrue ou échappe de mille autres manières, certes moins horribles, mais d’autant plus asphyxiantes ou sclérosantes qu’elles sont parfois socialement tolérées, inaperçues, voire valorisées. L’horreur existe, mais le « monstre » n'existe pas. Il est le nom qu'on donne à ce dont on a peur en soi, étymologiquement à ce qu’on montre hors de soi, parce qu’on en ignore – ou veut à toute force en taire – le nom, la source en soi.

L'enfant souffrant, délaissé, on le voit mieux, le ressent mieux à travers « l'enfant-limite » que peut représenter l'enfant Dahmer, son regard appréhendé par le poème comme une loupe. Ce qu'on ressent, ce qu'on habite avec cette voix, dans ces bois, cette maison, cette chambre, c'est une grande peine aveugle et noire, happant le « je » du poème comme si elle le fixait. Le « pont noir » est un œil noir, qui aspire de son vide. Et le tour de force du poète est de faire entendre la nudité de cette voix, tout en faisant sentir l'atmosphère qui poisse autour d'elle, vertige d'une intériorité claustrophobe, à laquelle elle ne peut échapper qu’à travers l'autre.

Quand cette figure du « Pont noir » cherche à clarifier sa vie, à légitimer ce qu'elle éprouve ou à le savoir simplement, en recherchant des êtres-miroirs, c’est comme ce soleil dans les arbres : « même le soleil / par éclats vient aux arbres ». Elle s'abîme à des éclats, des éclats de son propre rêve (sa propre vie). Tout son soliloque est fait des bribes d’une lettre ou éclats de journal adressés à des absents : hommes qu'il pourrait être, aimés, victimes, morts ou âmes résiduelles ou irréductibles, lecteurs aussi bien, nous qui pourrions être lui.

Ce soliloque, aussi disloqué qu'il est froidement « organisé », est la traversée lucide d'hallucinations qui accablent, séparent, dévorent. Désespérée, mais pas impuissante (puisque la figure agit, tue). Seul le regard est impuissant, tout dissocié qu'il est. Et l'écriture donne précisément chair à ce regard sur soi. Par elle, nous pouvons le ressentir, nous, dans notre chair, ressentir que c'est nous, de manière essentiellement tragique du fait de l’abîme. Malgré nous, ne sommes-nous pas restés enfants pris dans une toile invisible ?

Là, ce que réussit précisément la poésie, c'est de rendre l'intimité de l'étrangeté. Le roman, lui (ou le récit en général), aurait peut-être réussi l'inverse, traduire « l'étrangeté d'une intimité », ou disons qu'il en aurait été le territoire tout désigné. C'est ce qui impressionne dans cette première partie, essentielle aussi par sa longueur, et par l’impulsion qu’elle donne à tout le mouvement tripartite du livre.

Paradoxalement, il faut la partie qui s'appelle « Intérieur » pour servir de pont, tangible celui-ci. Sortir de celle intitulée « Le pont noir » – quitter l'élan aveugle de se chercher, à toute force, violemment, hors de soi, dans l'autre. « Intérieur » est donc un retour en soi sous forme de repli sur soi. Un mouvement de fixation et de résignation, qui trouve miroirs aux tableaux de Léon Spilliaert : escalier, nuit et réverbères, mer, plage, digue. Autant d’éléments de l’univers du peintre, à partir desquels les poèmes, devenus très courts, laissent émerger dans leur sillage une atmosphère, moite, morne, brumeuse. Cette deuxième partie apparaît comme une transition, un purgatoire, après la spirale folle initiale et avant la rémission. C’est aussi là qu’on retrouve Éric Sautou le plus aisément, qu’il est en quelque sorte le moins nouveau.

« je suis le même homme et je peux vivre ». Ainsi débutent les pages parmi les plus lumineuses et limpides qu’il ait jamais écrites. Cette partie, qui clôt le recueil, fait apparaître la figure de Lazare comme « fils ». La résurrection y opère à partir du vertige de la perte et du vide, et relie, vers une fusion jamais dite, toujours suggérée, le sentiment de disparaître au rêve d’éternisation de la mère (« mer où je m’en vais »). Un abandon premier, à l’élan de s’abandonner.

On y entrevoit cette blancheur de drap, brodé, cette fois, aux lettres d'un prénom qui tendrement s'efface, à la lumière. Un drap qui peut être le suaire laissé de Lazare, drap aussi dans lequel on enveloppe sa nudité, ou synonyme de pureté recouvrée. Il aura fallu renaître pour libérer l'enfant, aussi bien résurrection de la mère : « est-ce que je peux dormir près de ta voix / et si je te parle à mon tour est-ce que tu m’entends ».

Si le livre semble être un assemblage de ces trois parties, du fait de titres, de figures « tutélaires » ou tonalités bien distincts et marqués, l’essentiel n’est pas là : il est dans le mouvement qu’elles donnent à sentir, de l’une à l’autre, et où l’écriture d’Éric Sautou trouve un nouvel et franc aboutissement. On ne franchit rien (le pont est noir, d’une peur folle aveugle), pas même soi (« Intérieur ») et l’on erre, hanté. Mais le monstre n’existe pas, l’enfant existe, d’avoir retrouvé nom – non pas de le connaître, mais d’en être appelé.

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OLIVIER VOSSOT

Olivier-vossot

Source

                    

▼ Olivier Vossot

→ sur Terres de femmes:

→ L’Écart qui existe, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, Collection Pleine Lune, 2020, Préface d’Albane Gellé. Illustration de couverture de Pascaline Boura.
L’Écart qui existe (lecture de Sabine Dewulf)


■ Voir aussi ▼


→ (sur le site des éditions Les Carnets du Dessert de Lune) la page de l'éditeur sur Olivier Vossot
→ (sur le site de Terre à ciel) une page sur Olivier Vossot
→ (sur le site de Terre à ciel) une lecture de L’Écart qui existe, d'Olivier Vossot par Cécile Guivarch


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