Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu

Publié le 05 décembre 2023 par Les Alluvions.com

Pourquoi, alors qu'il glose sur l'Annonciation, Michel Serres glisse-t-il ce paragraphe sur Booz endormi * ? Quel rapport entre les deux scènes bibliques ? Essayons d'y voir clair.

Je suis d'accord avec Pierre Michon pour observer qu'il "n'est peut-être pas indifférent de dire le peu qui se passe dans ce poème": 
"(...) un homme dort une nuit de battage ou de moisson. Il dort à la belle étoile. C'est dans les temps bibliques. L'homme qui dort est un moissonneur et un peu plus qu'un moissonneur, le maître de la moisson, un gros propriétaire, un latifundiaire. Le grain ruisselle. Cet homme est veuf, sans enfants, très vieux, il accomplit le bout du parcours dans les formes, sans ressentiment. Il fait un rêve: il y voit, sous la forme raide d'un chêne qui lui pousse au ventre, une érection juvénile et une longue descendance très illustre. Il n'y croit pas, il sait qu'il rêve. Il a tort: pendant qu'il dort et rêve, une étrangère qu'il a embauchée comme glaneuse, une très jeune femme, s'est couchée près de lui, a dévoilé sans ambiguïté sa poitrine, et attend son bon plaisir. Les yeux ouverts sur le ciel, elle se pose une question sur l'origine de la lune.
Voilà ce que tout le monde y peut entendre: l'engrangement des blés, l'engendrement impossible mais probable, le sommeil des hommes et la veille volontaire des femmes, la lune et les étoiles dont on ne sait pas vraiment comment c'est fait."
On ne saurait s'arrêter à cette première lecture, Michon poursuit ainsi :
"On peut y entendre davantage, mais parce qu'on l'a lu par ailleurs, cela n'est pas dit dans le poème, ce sont des récits de la tribu: Booz est le dernier rejeton de la lignée d'Abraham, qui doit s'éteindre avec lui. Ce que lui offre l'étrangère, qui croit n'offrir que son corps, c'est de relancer la lignée d'Abraham, d'aider à faire venir ce pour quoi cette famille existe, de rendre possible l'Incarnation. Après le poème, après l'accouplement dans le noir, après les rimes embrassées et les corps embrassés, naîtra Obed, qui aura pour petit-fils David, roi, qui aura lui-même pour lointaine progéniture Jésus de Nazareth, qui clora une fois pour toutes la lignée d'Abraham un vendredi à trois heures de l'après-midi, – mais qu'importe la lignée d'Abraham dès lors qu'en trente-trois ans de vie on a installé l'Eternité dans le temps, l'incommensurable dans la mesure, le Créateur dans la créature, l'infigurable dans la figure, l'ineffable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans les yeux des hommes." (C'est moi qui souligne)
Victor Hugo relie donc l'épisode ancien à l'événement inouï de l'Incarnation : Jésus est le lointain descendant de Booz. La ligne bleue des songes porte l'horizon de la Passion. 
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.


L'été ou Ruth et Booz, Nicolas Poussin, Vers 1660-1664Huile sur toile, 118cm X 160 cm, Louvre, Paris

 
Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une Moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

"La première strophe, écrit Sylvain Perrot dans une fine analyse du poème, nous montre une scène qu'on connaît pour un autre épisode biblique : c'est la scène de l'Annonciation. Ruth en effet est ici décrite comme les peintres de la Renaissance représentent Marie. Ce rayon inconnu évoque pour la plupart des lecteurs l'Esprit saint. Alors pourquoi Hugo exprime-t-il une réserve par ce on ne sait quel ? C'est toujours pour rendre compte de ce mystère qui enveloppe l'incarnation. Ce rayon imprègne la jeune femme. Car tout se fait sous le signe du miracle : l'apparition de Ruth est miraculeuse. Hugo prend soin de ne rien mentionner de l'histoire de Ruth avant : il y a sûrement de sa part un refus de trouver un schème de causalité. Dieu est la seule cause de ce miracle. Ruth est en attitude de soumission, conformément à l'époque qui veut que le mari est prédominant sur la femme. Elle se donne, s'offre. Quant au sein dénudé, c'est bien sûr l'annonce de la maternité. Cette strophe exprime donc le mystère de l'incarnation dans ce qu'il a à la fois de plus simple et de plus complexe. C'est le mystère de la naissance de la vie dans le corps de la femme. Ruth est donc au coeur du mystère : elle est appelée à son tour."

Le rayon inconnu : Guido da Siena, Annonciation, Princeton.


Si le titre du poème n'est jamais donné par Michel Serres, il laisse tout de même échapper un peu plus loin le nom de Ruth lors de l'évocation de Marie en une longue, très longue phrase qui réplique en somme la longue filiation généalogique de Ruth à Marie :
"Marie, fille, petite-fille, arrière-petite-fille de glaneuses, de la lignée longue de celles qui n'ont jamais participé au banquet du donné, Marie vierge fille d'Anne, accueille en son giron, d'un reste d'homme, à peine perceptible, tissu translucide et flottant, l'ange, ce qui demeure d'une chose quand elle disparaît, quand elle ne vous reste pas, donnée, un son, appel, salut, bénédiction, un aperçu évanouissant, un parfum vite oublié, une caresse si légère qu'aucun tissu n'a frémi, Marie, fille, petite-fille, arrière-petite-fille de la longue lignée des glaneuses au dos cassé derrière Ruth et ses chars écrasés de blé, accueille en son sein ce qui reste du reste du reste... du reste des rares grains de blé dans les épis quasi vides sur les chalumeaux fragiles, la semence volante, transparente, ténue, vive, infime du verbe." (p. 223-224, c'est moi qui souligne)
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* Le 29 novembre, au lendemain de la publication de l'article précédent évoquant donc Booz endormi, j'appris dans un fil d'informations qu'un tableau nommé Ruth et Booz, du peintre Charles Gleyre, avait été vendu aux enchères le 22 novembre pour 75 000 euros à la vente Artcurial. Le Musée Fabre de Montpellier a préempté le tableau. Le site Artistes d'Occitanie explique que "Montpellier s’intéressait à cette toile, car le montpelliérain Frédéric Bazille fut l’un des élèves de Charles Gleyre dans les années 1860. C’est dans l’atelier du maître que Bazille rencontra d’autres impressionnistes, notamment Monet, Renoir ou Sisley."

Charles Gleyre, Ruth et Booz, 1806


Or, il se trouve que le dernier tableau peint par Frédéric Bazille n'est autre qu'un Ruth et Booz, peint en 1870, et resté inachevé, car Bazille s'engagea le 16 août dans un régiment de zouaves, et il trouva la mort le 28 novembre de la même année,  touché au bras et au ventre à la bataille de Beaune-la-Rolande. Il n'avait que 28 ans. Le musée Fabre fit l'acquisition du tableau en 2004. 

Ruth et Booz, Frédéric Bazille, 1870, Musée Fabre 


F. Bazille, étude, Tête, bras et buste de Ruth, Fusain sur papier


Michel Hilaire, sur le site Evangile et Liberté, montre que Bazille puise son inspiration dans le poème hugolien :
"Pour planter son décor, Bazille semble suivre à la lettre le mouvement même des vers du poète. Les meules sur la gauche « qu’on eût prises pour des décombres », la silhouette rampante de Ruth, la tête relevée en direction de la « faucille d’or dans le champ des étoiles », le corps de Booz, vénérable et autonome, installé tout près du rebord de la toile au premier plan à droite : « Booz ne savait pas qu’une femme était là, / Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. » Le coloriste hors pair de La Toilette ou de la Scène d’été renonce à tout effet de couleur pour se restreindre à une gamme sourde à peine égayée par les rehauts de blanc de la tunique de Booz. Œuvre étrange autant qu’inhabituelle, Ruth et Booz de Bazille est aussi sans doute une des œuvres où l’artiste, au soir de sa courte vie, a le plus livré de lui-même. Seul dans la propriété familiale de Méric aux portes de Montpellier, il s’abandonne, après sa vie trépidante parisienne, à la solitude et à l’introspection."