Magazine Nouvelles

Pascal Quignard | Les heures heureuses

Publié le 14 décembre 2023 par Angèle Paoli

   << Lecture

                                           

PASCAL QUIGNARD PAR VALERIO ADAMI
                                                                                                                                       

Portrait de Pascal Quignard par →  Valerio Adami 

                               CHAPITRE V


                         La plage d’Ischia

     On suivait les rouleaux de la mer. L’obscurité enva-
hissait le ciel.  Avec M.   on avançait    de plus en plus
lentement parce qu’on ne voyait plus grand-chose. On
suivait la frange d’écume   qui scintillait    dans la nuit.
Comme les escargots suivent la trace argentée   de leur
bave. On retrouvait dans le noir – dans le sable noir du
volcan- les gargotes aux légumes frits,  aux aubergines
coupées en si fines lamelles, aux poivrons de toutes les
couleurs, aux olives de Lucca, les restaurants de poisson
où on faisait frire les seiches, les calamars, les crevettes,
les pâtes aux vongole, les petites soles, les anchois frais
à peine saisis dans l’huile crépitante.
      Heures heureuses, infiniment heureuses.


                    CHAPITRE XXXVII

                             Poèmes


Les taureaux vivent trente ans et les grenouilles aussi ;
la tortue cent cinquante ;
une guêpe cinq.
Les esturgeons vivent cent ans ; l’éponge quinze ; la
souris trois ;
l’homme se situe entre l’oie – ou le cygne- et la
moule de bouchot.
Les lions- les rois de la nature – ne vivent pas plus
de trente- trois ans ; les pigeons trente-cinq ; les vau-
tours cent vingt. On monte. On s’élève dans le temps
et dans l’âge.

                                 *

     1879, Maria, huit ans, hissant la tête, cassant la tête,
regardant le plafond, levant la main, s’écria :
      - Mira, papa ! Bueyes ! (Regarde, papa ! Des bœufs !)
     Altamira apparut mais il fallut des années et des
années pour s’en convaincre.
L’art des cavernes est si récent dans la cavité cépha-
lique, obscure, caverneuse, noirâtre des hommes.

                              *
      Le roi Arthur n’a jamais vu un hortensia.
     Anne de Bretagne ne connut pas la glycine.
     Le premier   marronnier arriva à Paris, transporté
d’Asie Mineure sur une caravelle à quatre voiles car-
rées, dans une caisse en bambou qui avait été placée
sur la poupe.   Quatre marins la transportent sur une
charrette tirée par deux bœufs sur les pavés du Havre.
Nous sommes en 1612.

                             *

    En 1954, une chamane ouïgoure se mit à tambouriner
de toutes ses forces sur sa peau de chèvre.
    Une ethnologue, qui se trouvait devant la yourte,
délaça sa sacoche, l’enregistra aussitôt.
   De retour à Moscou, la jeune ethnologue comprit,
quand elle fit défiler la bande du magnétophone, que
la chamane s’adressait à Canxila. Elle transcrivit tout
ce qu’elle disait.
    La chamane ouïgoure de 1954 était en train de s’en-
tretenir avec la bru de l’empereur Gengis Khan.
    Quand elle avait commencé à tourner sur elle-
même à toute allure, sur un seuil pied, en martelant
la peau de tambour, elle avait grommelé les clés
rituelles ; « Tout ce qui jaillit des grottes des mo-
tagnes, tout ce qui dévale en torrent, tout ce qui pré-
destine les renaissances et les retours. Flaque avant la
mer, surgeon avant l’arbre, faon avant le cerf, cascade
sur la roche, grotte dans la montagne, tout de nous
resurgit du fond de la terre. Les dieux de cristal sont
dans l’obscurité. »
    Mais après qu’elle avait marmonné ces mots néces-
saires pour ouvrir les visions, soudain elle avait renversé
la tête. Ce fut un admirable chant sur le jadis qui monta
de ses lèvres.
    On ne sait plus qui chante – de la chamane ou de
la reine.
    Elle fredonne, sept cent cinquante années après sa
propre mort : « Je suis bien vieille. Je ne sais plus
rien. Je vais chancelante d’ancêtre en ancêtre. Je
vais tournoyante de coït en coït, de fissure en fis-
sure, de crevasse en crevasse, de caverne en caverne.
l’eau pure que je porte entre mes lèvres rafraîchit
les visages. »

                           *

     En 1663, on retrouva par hasard le manuscrit de la
Cena Trimalcionis. Alors Monsieur de Saint-Evremond
fit de Pétrone le héros de sa vie. Il le traduisit. Il le
publia. Puis il s’enfuit de l’île de la Cité – pour ne
pas mourir comme Pétrone était mort sur l’ordre de
Néron dans la baie de Naples. Il abandonne son cheval
à Dieppe, il monte dans une péniche de mer, il traverse
la Manche, cabote le long des côtes anglaises, débarque
à Hastings, suit la Tamise dans un grand coche d’eau ,
gagne Londres où il tarde à mourir pendant plus de
quarante ans.

                       *

     Onze vaisseaux abordèrent les côtes du Massachusetts.
L’un de ces capitaines s’appelait Dickinson. Il s’installe
à Amherst.

Quignard livre

Pascal Quignard, « Les heures heureuses » in Dernier royaume XII, Éditions Albin Michel, 2023,

pp. 24, 161, 162, 163, 164.

Quignard micro

wikipedia

■ Pascal Quignard
sur Terres de femmes ▼

→ Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt), chap.XXIV (extrait), Dernier royaume X, Éditions Grasset & Fasquelle, 2018,

Les Kami, L’Origine de la danse, Éditions Galilée, 2013

→ [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés), Dernier royaume VII, Éditions Bernard Grasset, 2012,

→ Medea(lecture d’AP), Éditions Ritournelles, Bordeaux, 2011.

→ Boutès (lecture d’AP), Éditions Galilée, 2008.

 Villa Amalia (lecture d’AP), Gallimard, Collection blanche, 2006.

23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)

→ 28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP)


Retour à La Une de Logo Paperblog