Là où les eaux se mêlent

Publié le 18 décembre 2023 par Les Alluvions.com

 I love creeks and the music they made.
And rills, in glades and meadows, before
they have a chance to become creeks.

J'aime les cours d'eau et la musique qu'ils font
Et les ruisseaux, dans les prairies et les clairières,
avant qu'ils ne deviennent rivières.

Raymond Carver, Là où les eaux se mêlent, 10/18, 1995, p. 49.

Dans La Terre habitable (La Découverte, 2023), le géochimiste Jérôme Gaillardet "montre que les vivants, les humains en particulier, n'habitent pas la Terre au sens du globe, mais une infime partie de celui-ci. Une zone comprise entre le ciel et les roches, discontinue, issue de la confrontation de l'énergie du soleil, qui active le cycle de l'eau, et de l'énergie tellurique, qui crée les reliefs. Ce n'est ni le sol traditionnel, ni les écosystèmes, ni les eaux souterraines ou les fleuves ; c'est tout à la fois." Ce "tout à la fois" est bien ce qui rend la lecture de cet essai particulièrement enrichissante, il me semble que jamais je n'ai lu quelque chose d'aussi éclairant et précis sur le fonctionnement de ce qu'on appelle la "zone critique". Bien au-delà d'une prose écologiste souvent incantatoire, il nous permet de mieux comprendre la nature des phénomènes qui se déroulent autour de nous, sous nos pieds et au-dessus de nos têtes. Il ressuscite pour cela la figure de celui qu'il juge comme un immense savant, Jacques-Joseph Ebelmen (1814-1852), polytechnicien né à Baume-les-Dames, dans le Doubs. Ebelmen montra que les roches absorbent le gaz carbonique de l'air injecté par les volcans et le transforment en une substance neutre qui s'accumule dans l'océan sous forme de roches sédimentaires. Autrement dit, l'altération des roches contribue à purifier l'air et à créer un monde vivable : "L'altération chimique d'un basalte des plateaux de la Haute-Vienne enfante le sol, mais purifie l'atmosphère du gaz que des volcans andins ou indonésiens y ont injecté. Ce mécanisme relie le local au global. Des rotations infinies relient les choses, même les plus solides en apparence. Aujourd'hui, ces cycles, sans lesquels rien ne pourrait se maintenir durablement, sont faits géochimiques, ou plus précisément biogéochimiques, car, comme Ebelmen l'avait parfaitement senti, les vivants en sont des acteurs indispensables."(p. 25-26)

Jérôme Gaillardet note que les travaux d'Ebelmen sont ensuite tombés dans l'oubli. Il faut ajouter que, pour ne rien arranger, une "fièvre cérébrale" l'emporta prématurément à trente-huit ans. Sa notice sur Wikipedia est relativement courte pour un "immense savant". On y trouve néanmoins un lien intéressant vers un article de Anne-Sophie Boutaud, « Comment la carotte a révolutionné la climatologie », publié le 11 mars 2020 sur lejournal.cnrs.fr. Entretien avec le glaciologue Jean-Robert Petit (eh oui, encore un glaciologue), qui dit d'emblée que  "le CO2 atmosphérique ait pu changer au cours des temps était déjà une hypothèse ancienne. Dès 1845, c’est un géologue français, Jacques Joseph Ebelmen, qui formule l’idée que les variations du CO2 atmosphérique peuvent induire des modifications de température à la surface de la Terre. Au tout début du XXe siècle, le chimiste suédois Svante Arrhenius va théoriser l’effet de serre, celui-ci pouvant être la cause des glaciations." (C'est moi qui souligne)

Ebelmen est tout de même l'un des 72 savants dont le nom est apposé sur la tour Eiffel.

Chimie, céramique, géologie, métallurgie / J.-J. Ebelmen,... ; revu et corrigé par M. Salvétat,... ; suivi d'une notice sur la vie et les travaux de l'auteur par M. E. Chevreul,..., Paris, 1861 (Mus'X, Musée de l'Ecole polytechnique)


Parlant des cycles, Jérôme Gaillardet désigne la paresse comme l'un de leurs traits de caractère. Quand l'eau est rétive à changer de forme, à se faire par exemple solide ou vapeur, alors un réservoir se constitue : "Le caractère récalcitrant de certains passages des cycles en fixe le rythme général, à l'image de l'embouteillage qui ralentit le trafic." Il use alors d'une comparaison littéraire surprenante : "Plus poétiquement, on peut voir un réservoir  comme ce que Virginia Woolf appelle un "moment d'être" ou, comme l'ajoute la philosophe et historienne des sciences Bernadette Bensaude-Vincent "un présent, un maintenant, pris dans le devenir" sur pause dans le flux laminaire du temps qui s'écoule." (p. 133)*Qu'un essai scientifique cite Virginia Woolf est déjà hors du commun (je suis bien certain qu'on pourrait en dépouiller des dizaines et des dizaines sans jamais plus la rencontrer), mais ce qui me stupéfia quand je découvris cette page c'est que le texte invoqué était précisément celui que j'avais cité le 11 octobre dernier dans l'article Sur le rebord du monde : Instants de vie, publié chez Stock en 1977. Et si je l'avais cité, c'est parce qu'il en était fait mention dans Triste tigre, le bouleversant récit de Neige Sinno, qui obtiendra peu après plusieurs prix littéraires dont le prix Femina. On sait que l'inceste que l'autrice a subi de la part de son beau-père de 7 à 14 ans est au coeur du livre, qui dialogue par ailleurs avec d'autres oeuvres ayant trait ou non aux violences sexuelles. Et parmi celles-ci, Instants de vie, où Virginia Woolf raconte comment elle a été abusée par son demi-frère Gérard.
Et bien entendu, ce n'est pas cet événement de l'enfance de Virginia auquel fait allusion Jérôme Gaillardet, mais il se trouve que le passage où elle parle des moments d'être est située deux pages plus loin, dans un passage qu'elle qualifie par ailleurs de digression : 
"Souvent, en travaillant à mes prétendus romans, j'ai été déconcertée par ce même problème, c'est-à-dire comment décrire ce que, dans ma sténo personnelle, j'appelle le "non-être". Chaque jour contient beaucoup plus de non-être que d'être.. Par exemple, il se trouve que hier, mardi 18 avril, a été une bonne journée ; au-dessus de la moyenne en "être". Il faisait beau ; j'ai pris plaisir à écrire ces premières pages, j'avais l'esprit débarrassé de la tension d'écrire sur Roger ;  je suis allée me promener sur le Mount Misery et au bord de la rivière et, sauf que la mer s'était retirée, le paysage, que j'observe toujours très attentivement, était coloré et volé comme je l'aime. Les saules, je m'en souviens, étaient tout empanachés, vert doux et violet sur le bleu. J'ai lu aussi Chaucer avec plaisir ;  et j'ai commencé un livre - les Mémoires de Madame de La Fayette - qui m'a intéressée. Ces trois moments de l'être distincts furent cependant noyés dans des moments du non-être beaucoup plus nombreux." (p. 110, c'est moi qui souligne)

Pour Virginia Woolf, le problème du romancier est de rendre compte de ces deux sortes d'être : "Je crois que Jane Austen y arrive ;  et Trollope ;  peut-être Thackeray ;  et Dickens et Tolstoï. Moi, je n'ai jamais été capable de rendre les deux. J'ai essayé - dans Night and Day et dans Les années. "


"Dans un monde parfait, poursuit le géochimiste, le cycle de l'eau  est une suite de réservoirs reliés par des flux d'eau, de vapeur ou d'argile, à la manière d'un collier de perles." Le réservoir ne relèverait-il pas plutôt du non-être que de l'être, en termes woolfiens ? Les moments que l'écrivain désigne comme des moments d'être sont ceux où elle est en mouvement, mue par une pensée ou un plaisir, en somme des moments de flux opposés aux moments que l'on ne vit pas consciemment, où l'agrément est "noyé dans une sorte d'ouate indéfinissable".  Quand la vie se fera trop dure, c'est bien vers le flux de la rivière Ouse qu'elle ira, elle, se noyer, les poches pleines de cailloux.

Le deuxième chapitre de La Terre habitable se nomme Faire parler les fleuves, et relate l'expédition de l'auteur, avec toute une équipe, sur le fleuve Amazone, à la recherche des "traces des réactions chimiques découvertes par Ebelmen, cet illustre savant qui avait compris que les roches respirent, que des cycles globaux de la matière, indiscernables mais partout autour de nous, maintiennent durablement la vie sur la Terre." (p. 36)

Et je m'avisai alors qu'un autre livre où je grapillai chaque jour quelques pages résonnait merveilleusement avec cette quête des scientifiques sur les eaux troubles du grand fleuve. C'était un autre livre de Courbevoie, venu en même temps que le Woolf, un recueil de poèmes de Raymond Carver, Là où les eaux se mêlent. Avec ce très beau poème que j'ai cité déjà en exergue, et où l'on trouve aussi ces vers :

"Can anything be more beautiful than a spring ?
But the big streams have my heart too.
And the places streams flow into rivers.
The open mouths of rivers were they join the sea.
The places where water comes together
with other water."**


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* Bernadette Bensaude-Vincent, Temps-paysage. Pour une biologie des crises, Le Pommier, Paris, 2021.

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Qu'y a-t-il de plus merveilleux qu'une source ?
Mais tout mon amour va aussi aux torrents.
Et les endroits où ils se jettent dans les rivières.
Les bouches ouvertes des fleuves
quand ils rejoignent la mer.
Là où les eaux se mêlent.