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Vignale, le jardin partagé | Les ricochets poétiques d'Angèle et de Marie T. | Lettre N° 19

Publié le 21 décembre 2023 par Angèle Paoli

NONZA E BY ANGÈLE PAOLI (1)

La plage de Nonza, ph. Angèle Paoli

Vignale, le 30 novembre 2023 | Jardin d’octobre

Dans l’abomination du monde qui nous cerne de toutes parts, ta lettre a été une bouffée de sourires et de petits délices et je n'ai pu résister à me précipiter à ta suite. Je ne sais si je répondrais à tout ni dans quel ordre mais au fond, peu importe. Ce qui importe est de nous parler, de ricocher, chacune dans son pas de deux, à sa manière et comme bon lui semble. Il y a assez de contraintes dans le temps des jours qui nous reste pour s’encombrer de résistances et d’obligations. Donc, trêve de préambules et au jus !


Je commence par ce jour. Et par mon envie d’aller marcher à la rencontre des mousses et des lichens. Je fais mes lessives de l’été finissant, futas, maillots, serviettes … et je vais éteindre la télé, vociférante. Voilà qui est fait. Le silence m’enveloppe avec ce petit air frais coquin qui se faufile à travers la moustiquaire. Je lève le nez et je vois les toits de Vignale … et la mer. Bleu violine aujourd’hui. C’est jour d’ambada avec moutons frissonnants au large. J’irai marcher après le repas, frugal, parce que j’en ai besoin et que mes genoux me rappellent à l’ordre. Après, je monterai à Ste Marie pour retrouver mes amies du chant dominical (essentiellement des paghjelle) que j’ai abandonnées de longue date. Avec l’automne, je renoue avec mes vieilles rencontres. Ça me fait du bien.


Septembre – settembrinu- et début octobre ont été somptueux. Avec baignades matinales à la marine et lectures au soleil. Cela me fait tout drôle maintenant de ne plus descendre mais du coup je renoue avec les châtaignes et les cochons – roses ou rayés de noir ou noirs tout court. Je les vois qui déboulent sans crier gare. C’est qu’ils courent vite, ces quadrupèdes-là ! Ils me font rire même si je me tiens sur mes gardes. Le long de la route, les cyclamens sauvages et la menta puledia sont en fleurs. Fragilité de l’éphémère beauté qui nourrit ma réflexion.

Côté lecture, je navigue. Un peu à l’aveugle ou au petit bonheur la chance en fonction de mes centres d’intérêt du jour, difficiles à préciser quels ils sont, mais aussi en fonction de ce que je tire au hasard balthazar de mes cartons. Alors, je cueille mes livres et je fais des petits tas. Et finalement, je ne me plains pas. C’est une méthode comme une autre et je me surprends à me laisser surprendre. Tant par la richesse de ma bibliothèque, toute dérangée éparpillée (en partie envolée dans un box à Bastia), classée déclassée, que par l’étonnement de cette féérie inouïe que je redécouvre. Ainsi, aujourd’hui où j’ai tenté de mettre de l’ordre dans la petite salle de bain du rez-de-chaussée transformée en débarras, j’ai remonté :
José-Angel Valente, Trois leçons de ténèbres, Poésie Gallimard
Paul Valéry, La Jeune Parque, Poésie Gallimard
Georg Trakl, Vingt poèmes
Abdou Ali War, J’ai égaré mon nom
Primo Levi, Le système périodique
Erri De Luca, Le contraire de un
Claudio Magris, Classé sans suite
Pierre Cendors, Chant runique du vide

Et sur mon lit, celui où je dors, pas l’autre,
Stefan Zweig, Le monde d’hier
Esther Ségal, Le sentier des étoiles
…..
Même si les femmes sont trèstrèstrès minoritaires dans cette liste, elles tiennent le haut du pavé en ce moment dans mes notes de lecture. Pour les jours à venir sur TdF, Raluca Maria Hanea et son magnifique recueil Disparition initiale (chez Unes) et c’est Raluca elle-même qui me l’a envoyé. François Heusbourg, comme nombre d’autres éditeurs, n’envoyant plus aucun service de presse.
Bien entendu, j’ai encore beaucoup d’ouvrages sous la main que je présenterai prochainement d’une manière ou d’une autre.

Première échappée : la cuisine. Il faut bien manger ! et manger seule, c’est dur. En même temps j’ai une réponse de Babeth et j’ai chant à 16 h. Babeth est contente. Je le suis aussi, doublement, car j’ai retrouvé mon classeur, après avoir fouillé ici et là.

Cette lettre, je le crains, va être ponctuée de points de suspensions et de reprises au fil du temps. De retards aussi. Elle sera très vite dépassée, mais c’est une constante de l’épistolaire et je m’y résous donc. Et puis, n’est-ce pas la vie même qui est faite ainsi, de coutures diverses et de rafistolages.
Alors, ce Modiano, tu en parles si bien ! J’adore Modiano et tu me donnes vraiment envie de lire ce dernier ouvrage. J’aime la façon dont il écrit, j’aime sa personnalité, si étrangement bafouillante à l’oral. Il est le spécialiste des phrases non abouties. Il faut le suivre dans sa pensée incertaine, trébuchante. Il est le seul de cette espèce, ce grand homme timide, discret, si peu sûr de lui en apparence et si étrangement vieille France, aussi. Et finalement rassurant. Encore que !


Ça existe encore des gens comme lui ! j’en suis ébahie. Charles Juliet, aussi, puisque tu l’évoques, nous rattache à ceux que nous aimons, que nous chouchoutons dans nos petits salons intimes, à l’ancienne. Ils constituent notre paysage intérieur, nos assises et nos consolations. Nos surprises aussi. Qui est cette Roxane Stojanov ? L’héroïne du dernier roman de Modiano, qui, pourtant, n’a pas de nom. Je vais aller voir. J’en frémis à l’avance ; j’en ai l’eau à la bouche, à moins que ce ne soient mes courgettes au four. Ou les deux.

Tu dis à propos de Charles Juliet, que le paysage n’apporte pas de réponse. Sans doute mais l’essentiel, me semble-t-il, ne réside-t-il pas davantage dans les questionnements que dans les réponses ? Et il n’existerait de paysage que mental ! Sans doute, mais le mental qui est celui de chacun de nous n’est-il pas forgé en amont par le lieu originel dans lequel nous avons, plus ou moins selon les cas, évolué ? Rien ne part de rien. Selon moi. Il y a toujours quelque chose qui nous préexiste. Et avec quoi nous bâtissons notre mental. Plus ou moins consciemment. Je ne peux, quant à moi, séparer ma petite route de ceux des miens qui m’ont précédée. Ainsi dans les Carnets de marche, puisque tu fais allusion à cet ouvrage, la « pierre à palabre » sur laquelle nous étions encore cet été au mois d’août, couchés les uns contre les autres à regarder le ciel et à adresser nos vœux aux étoiles, cette fameuse pierre était aussi celle où mes parents, fiancés, se retrouvaient et devisaient face à la mer. Et me revient aussitôt en mémoire une petite photo (toutes les photos étaient petites, à l’époque) où ils sont tous les deux, droits dans le paysage de la pierre plate qui surplombe la mer, le regard de myope de mon père, plongé dans celui de ma mère, si fraîche, si élégante. Je revois sa robe fluide autour de sa taille fine, sa belle chevelure apprêtée, son visage au rayonnement intériorisé. Et lui, long et mince dans ses pantalons larges. Que se disaient-ils ? Quels mots pour se promettre l’un à l’autre ?

La Pierre plate - dite aussi pierre à palabres -, c’est aussi celle où les jeunes du village se retrouvaient pour parler, pour flirter loin des regards hostiles ou pour régler leurs comptes à la fraîche ! Et avant eux encore, tous les autres. Les sans visages, les absents-présents qui m’habitent et avec qui je m’entretiens. Ne serait-ce que dans mes rêves nocturnes. Car ils me visitent, de manière plus espacée qu’avant, maintenant que je rejoins leur âge avancé. Comment ne pas croire qu’ils sont inscrits dans le paysage ? Pour moi c’est une évidence. Bien sûr elle n’engage que moi. Chez Emmanuel Merle il y a cela aussi, sans doute vécu d’une autre façon. Mais j’aime l’écriture de Merle, ces traversées de paysages. Son texte sur l’Irlande, aussi, j’ai beaucoup aimé. Je ne suis pas une familière d’Emmanuel. C’est quelqu’un qui m’impressionne et avec qui j’ai du mal à parler, en direct. Mais le lire, c’est autre chose. Je me sens proche de sa sensibilité. Il y a quelque chose du même ordre chez Pierre Cendors, un écrivain mystérieux, longtemps caché sous son pseudonyme.


À plus tard….

Plus tard, c’est aujourd’hui, jour où ton colis de livres m’est arrivé. David l’avait déposé dans ma boîte et je l’ai ouvert – non sans effort- avant de déjeuner. Je suis éberluée, éblouie par ce colis Mère-Noèlle en avance sur le temps. J’adore les surprises et là, alors, je suis comblée. Combien y en a-t-il ? Une quinzaine. Comment vais-je m’y prendre ? Et par quoi commencer ? Tu me suggères une comptine. Je m’en suggère une autre. Je ferme les yeux et je pique au hasard.


Neige Sinno, Triste tigre. Chez P.O.L. J’en ai entendu parler. Je commence donc par celui-là. Il y a aussi des recueils de poèmes dont l’un m’est très gentiment dédicacé. C’est celui de Serge Prioul que je ne connais que de nom. Ainsi, comme tu le dis si bien dans ta lettre, je partagerai un peu de ton univers littéraire. Il arrive que ton univers rejoigne le mien – ou l’inverse- mais il est heureux que nous ayons chacun le nôtre, avec des jonctions des rencontres des partages. Leur différence est enrichissement.


J’ai terminé la lecture de Neige Sinno. Je suis un peu déçue, par la seconde partie notamment que je trouve brouillonne, répétitive. J’avais apprécié dans la première - « Portraits »- le souci d’explorer ce qui est arrivé à la narratrice qui est aussi l’autrice et la victime du viol qu’elle essaie de décortiquer, de comprendre, y compris en s’aidant d’autres textes et témoignages d’autrices diverses. Ou d’auteurs, puisqu’elle s’appuie dès le début sur Nabokov. J’avais apprécié son souci d’élucidation de cette tragédie à travers le souvenir du vécu de l’enfant, très jeune, par l’enquête menée des années plus tard avec beaucoup de courage, d’honnêteté, de perspicacité. De volonté. Qui va jusqu’au procès du beau-père, au divorce de la mère, et à la prison pour lui. Avec toujours ce souci de protéger les siens, frère et sœurs. Souci de l’autre. Je me suis ennuyée dans la seconde partie, moins soignée sur le plan de l’écriture. Que je trouve plus relâchée. Et qui ne nous apprend rien de plus. Ou peu. En réalité, cette femme ne me touche pas, pas vraiment, au travers de l’épreuve qu’elle a endurée des années durant.
Elle décrochera peut-être le Goncourt.


En revanche L'année de la Caboulotte, le récit de Fabienne Swiatly, une autre marginale, dont je viens de terminer la lecture, m’a beaucoup plu. Quelle femme ! Et quel talent ! voilà une écriture. Et la façon qu’elle a, très nature, de dire les choses tout en étant lucide sur sa façon de les dire. C’est une histoire- vraie- formidable. Je me demande où elle se trouve maintenant, dans sa maison roulante ? À Saint-Nazaire ? Cette façon qu’elle a de vivre sa solitude et de se délester de tout ce qu’elle a accumulé. En la lisant, c’est toi que je voyais, tout le long de ces saisons, et c’est ta voix qui m’a accompagnée. Comme si tu étais là, à mes côtés, me faisant la lecture. Je ne connais pas F.S mais je soupçonne que vous avez nombre de points communs, y compris dans la manière de dire les choses. Un style. Très différent du mien et que j’admire.


Il faut maintenant que je choisisse un 3è livre. Mais pour le moment, je m’interromps pour monter rejoindre mon groupe de chanteuses. Je crains que nous ne soyons très tristes, car hier, nous étions aux obsèques du frère de l’une d’entre elles. Mort dans un accident de voiture de nuit, la semaine dernière. Boisson, excès de vitesse, fatigue… ça ne pardonne pas.


Notre séance de chant, en dépit de notre tristesse, a été très bonne. Pas d’anicroches et beaucoup d’écoute, dans le partage.
Depuis, j’ai avalé le troisième livre que j’ai vraiment beaucoup aimé. Emmanuel Venet. La lumière, l’encre et l’usure du mobilier. Une découverte. Une très belle écriture, une belle érudition, très nourrissante. J’ai un faible pour les textes qui portent sur des auteurs que j’ai aimés ou que j’aime encore. C’est plus compliqué quand il évoque des scientifiques, encore que j’apprécie la précision et la grande variété des termes employés. Ils iraient bien aussi en poésie ! Il m’agace lorsqu’il s’en prend à son éducation religieuse et à l‘athéisme sur lequel il a débouché. Dans ce domaine, il n’a rien d’original. Il est comme beaucoup d’enfants élevés de manière stricte dans les rituels de l’église – un peu bêbête et fadasse, héritage de Vatican II - et ont coupé court et fort brutalement non seulement dans leur pratique mais aussi dans leur foi. Ils ont fait place nette se délestant par là même de toute forme de spiritualité. Mais il peut être très drôle aussi dans ses histoires de saints en lévitation. Il me semble avoir vu ça, dans un film de Fellini, peut-être.


Je suis assez heureuse, finalement que mes parents, m’aient laissée libre, à l’adolescence, de suivre ma pente. Au lycée Montgrand, (à Marseille), lycée laïc de très bon niveau et exclusivement féminin à l’époque, on pouvait suivre les cours d’instruction religieuse avec le bon abbé Noé (en hébreu, Noé signifie « Grâce » !). Et aucune d’entre nous ne regardait de travers celles qui ne s’y rendaient pas. De même l’inverse.


Et la Grâce dans tout cela ? Je reviens au thème du Printemps des poètes, si étrange et si complexe. Tu me demandes ce que j’en pense en même temps tu en donnes ta propre piste : « dans ce monde épouvantable qui demande grâce aux dictateurs et aux criminels, je me demande ce que les poètes vont bien pouvoir proposer… » Voici ce qui est dit en complément de l’affiche signée Fabienne Verdier, complément qui en ouvre d’autres :
« Depuis plus de quarante ans, Fabienne Verdier invente des fonds de tableaux susceptibles d’accueillir avec grâce la pensée poétique de chaque coup de pinceau.
Il n’y avait qu’elle, qui sait peindre l’âme et le souffle, et ce rien qui est tout, que l’on nomme aussi poésie, pour être à la hauteur d’un tel intitulé. »
F.V : J’ai compris que l’extase, qu’elle se crie ou se taise, n’est pas un don du Ciel qu’on attend les bras croisés, mais qu’elle se conquiert, se façonne, et que l’intelligence y a sa part aussi. »


On voit bien dans ces propos, que FB établit un pont entre « grâce » et « extase ». C’est en effet une possibilité. Pour ma part je ne mets pas les deux termes sur le même plan dans la mesure où je vois dans « la grâce » un état (de l’âme et du souffle) qui précède « l’extase » : étymologiquement : état qui met hors de soi (ex/stare). Transport. Mais à vrai dire, je ne me suis pas encore penchée sur la question. Dans les deux cas (grâce/extase) il y va d’une sorte d’élévation vers un ailleurs qui nous dépasse, qu’elle soit d’ordre spirituel ou physique… Une élévation qui s’accompagne de mouvements, ce qu’a très bien saisi Fabienne Verdier.
Pour en revenir à ton ami lyonnais psychiatre et écrivain (Emmanuel Venet), j’aime bien l’idée (ou la pratique) de chapitres brefs, condensés, qui vont à l’essentiel. C’est une grande force, soutenue par ailleurs par un bel humour. Et que dire de son art de la chute ? Parfaite.


Donc, maintenant, quel livre vais-je ouvrir ce soir ? Je ne sais pas encore.


Tu me parles de l’Atelier du Tiers Livre dont tu t’es finalement dégagée. Je suis mal placée pour émettre un quelconque avis sur ce sujet, n’ayant jamais moi-même été poussée à m’engager sur cette voie et ayant par ailleurs refusé d’en animer. Je pense mais je me trompe peut-être, que ces ateliers sont destinés à celles (et ceux) qui ont besoin de se sentir épaulées et tenues dans des contraintes qu’elles ne parviennent pas à s’imposer d’elles-mêmes. Je ne pense pas que ce soit ton cas. Tu as la plume très alerte. Et elle est belle. Mais peut-être as-tu besoin de te discipliner, de canaliser le flux. Ne pas vouloir tout dire. Laisser des choses en suspens. Ce que nous avons toutes deux un peu de mal à faire. Quant à la vitesse et au rendement, je suis loin de cette problématique que je laisse aux beaucoup plus jeunes que moi. De là, tu passes à la question de montrer ses manuscrits en cours d’écriture. Ça m’est arrivé une fois et je l’ai regretté. Ça m’a complètement bloquée et j’ai abandonné là mon travail en cours. D’ailleurs c’est Marguerite Duras qui écrivait dans Écrire qu’il fallait éviter de montrer à quiconque même à la meilleure amie du monde le travail en train de se faire. Je crois qu’elle a raison.


Dans le fracas qui nous cerne de toutes parts (et qui, entre-temps, n'a fait qu'amplifier) et les terribles et obsédantes catastrophes qui nous guettent, je me sens quelque peu privilégiée. La marine est toujours là, la route ses frondaisons ses oiseaux (des geais en ce moment) aussi. Je marche au moins une heure chaque jour. Je lis (j’ai de quoi !) et j’écris, à mon rythme, dans la lenteur de préférence.

 J’ai oublié Ménie Grégoire dont le nom me faisait beaucoup rire mais que je n’ai jamais pris la peine d’écouter. J’ai oublié Marie-Ange mais je pense que tu avances dans la mise au point de ton projet. Et quoi d’autre encore ? Pffff, ta lettre version papier s’est volatilisée. Où donc a-t-elle bien pu passer ? bon, elle s’est éclipsée, mais il me semble que tu me posais une question concernant mes études et mon désir, pas totalement abouti de les poursuivre encore davantage que je ne l’ai fait. À ta première demande, je ne sais répondre. Quelle influence cela aurait-il eu dans mon « itinéraire d’écriture personnelle » ? Comment savoir ? Quand je préparais l’agrégation de lettres modernes, la question de mon écriture ne m’effleurait pas. Même si, parallèlement, je noircissais des pages de carnets intimes. J’étais obnubilée par le concours pour lequel je ne comptais plus mon temps. J’ai échoué (j’avais sélectionné œuvres et auteurs et donc fait des impasses) et je n’ai pas récidivé. C’était un trop grand sacrifice, pour ma famille et pour moi.


L’autre partie de ta question concerne la coupure entre « l’élite » et les « gens ordinaires », comment est-ce que je la vis ? Je ne me suis jamais considérée comme faisant partie de l’élite. J’ai plutôt souffert longtemps d’un complexe d’infériorité face aux personnes – professeurs de faculté, grands intellectuels, que j’avais l’occasion ici et là de rencontrer, et je me faisais toute petite, laissant la parole circuler autour de moi et m’effaçant volontiers avec dans l’idée que je n’y arriverais jamais. Ce sentiment s’est estompé avec le temps et aujourd’hui je pense que les femmes, qui ont longtemps été minorées et amoindries dans le dialogue intellectuel, ont tout intérêt à se muscler, à se perfectionner, à viser toujours plus haut et plus loin. Pour pouvoir enfin exister à part entière et être considérées à leur juste valeur. Mais cela nécessite un vrai engagement personnel et de vrais efforts. Or, j’aime l’effort. Il m’est naturel, comme la marche que je fais tous les jours. C’est en quelque sorte mon combat féministe à moi, celui auquel je suis incapable de renoncer. Donc je travaille. Par plaisir, par passion… et parce que le temps file et qu’ il y a encore tant de choses à découvrir.


Je ne suis pas une manuelle, je ne sais pas traire les chèvres ni changer un joint dans la plomberie, je ne suis pas non plus une experte en cuisine. Le travail manuel m’ennuie, j’exécute le strict nécessaire. Je suis ancrée dans ce que je suis. Lire écrire. Travailler, souvent pour les autres. Davantage que pour moi. Quant aux autres, « les gens ordinaires » que je côtoie au village, je suis pour eux une énigme. Ils respectent ma différence. Je ne vais pas à la chasse, ni à la pêche, je ne joue ni à la pétanque ni au loto. En revanche, je chante, le dimanche, dans l’atelier qui nous réunit autour des paghjelle

Ils ne comprennent pas ce que je peux bien faire à longueur de journée dans mes livres, un carnet à la main. Ils ne lisent pas ce que j’écris (ni quoi que ce soit d’autre) mais ils sont fiers d’avoir une écrivaine dans leur paysage. Nous nous respectons, nous nous saluons, nous échangeons des mots sur le temps qu’il fait, qu’il a fait, qu’il fera… Il arrive que nous partagions des bons moments, autour d’un feu de bois avec « ficatelli » et bon vin. Cela nous suffit, à eux et à moi. Il y a mon ami Ange, un homme délicat et délicieux, qui me soigne aux petits oignons, m’apporte une part de sa cueillette de champignons du jour et des œufs de poule frais, à manger à la coque! ou un sac de châtaignes ; vérifie si mes pneus sont suffisamment gonflés et me donne des conseils de jardinage. Je l’aime beaucoup et il est aimé de tous tant sa gentillesse et son intelligence humaine sont grandes. Il y a, nouvellement installés à deux pas de chez moi, un couple d’italiens (lui est romain, elle argentine), extrêmement serviables et dévoués. Il y a aussi une vieille dame, la mémoire vive du village. Elle a du mal à se déplacer, alors je monte la voir. Elle me fait un thé et m’offre des friandises. Je prends des notes sur mon cahier à spirale sur ce dont elle se souvient à propos d’un tel ou de telle autre. On rit ensemble. Elle est très attachante et avec elle je ne m’ennuie pas. Ni elle non plus. Je l’appelle au téléphone pour savoir si je peux monter (elle habite plutôt vers le haut du village), si je ne la dérange pas, si elle est disponible. Elle est ravie que je sois de mon côté disponible pour elle. On ne parle pas littérature. On parle des gens d’ici, les vivants et les absents. J’aime beaucoup ces moments-là. Ici, les gens qui « se croient », qui friment sur leurs positions sociales de nantis français, qui étalent leur savoir, sont assez mal vus, y compris par les nantis français, d’ailleurs. J’ai compris ça depuis longtemps. Je garde ma simplicité, je parle avec tout le monde. Peu importe si cela n’atteint pas de hauts sommets philosophico-politico-socialo-historico… pour lesquels je n’ai ni compétence ni prétention. Et puis il y a mon amie Danièle (institutrice retraitée – elle n’aime pas l’intitulé pompeux de « professeur des écoles » -, elle a beau être très simple, elle est très profonde. Tout l’été nous échangeons nos livres et ensuite nous en parlons ; en tête à tête, sur la route ou à la plage. C’est souvent très riche et passionnant. Nous sommes à égalité. Elle écrit d’ailleurs très bien et il est dommage qu’elle n’ait pas exploité cette veine -là. Elle n’a pas osé, elle non plus, ne s’est pas sentie à la hauteur… Ce sont toujours les mêmes expressions qui reviennent… Danièle se bat contre elle-même, à sa manière et je la pousse à écrire, au moins pour elle. Voilà. Pour moi, elle n’est pas ordinaire. Même si elle n’a pas dépassé l’Ecole Normale, comme elle dit, en parlant d’elle. Elle a même la « grâce », à sa manière. Son mari, lui, qui sortait de la même école, me semble différent. Plus rustique. Il lit peu. Et toujours les mêmes journaux. Il ne loupe aucun match de foot. Elle et moi sommes des ovnies pour lui, le chasseur, pêcheur… adapté au terrain, c’est-à-dire à la nature sauvage et rude. Mais il adore sa femme, qu’il cajole et aide à la cuisine. Il mijote de bons petits plats et nous régale avec ses denti cuits au feu de bois. Ensemble nous passons de bons moments. Il nous arrive souvent de faire la traversée à la marine, de déguster des petits vins et des apéros, le soir, sous la treille…Ils me manquent. J’attends leur retour avec impatience. Mi-avril.


Au hasard de mes pioches, voici un extrait choisi chez Jeanne Bastide, dans L’âpre beauté du paysage (Ail des Ours, n° 16)

À l’intime de ce lieu, tous les silences.
La lumière s’écoule. Comme le temps.
L’ombre s’installe, estompe les contours.
Toi, séduit par l’âpre beauté du paysage, tu
t’attardes.
Tu te laisses dévisager par les arbres.
La patience de la roche.
La danse lente du chemin.
Par les regards qui se dressent le long des
Branches.

Éclosent des syllabes noires.
Des mots ténébreux.
Des bras appellent.

Et voici un poème de Jacques Ancet extrait de Huit Fois Le Jour, Éditions Lettres vives.

                                  III

La phrase se cherche. Vous entendez son bruit de syllabes
frottées, son ressac d’images

Que vous ne reconnaissez pas. Vous ne savez pas ce qui se
cherche dans son silence murmuré.

Vous sentez parfois le passage d’un souffle, vent et feuilles
ou bouches fermées, poitrine soulevée dans la clarté levante.

Vous voyez sans voir, vous dites : la vie est cette phrase.
On la découvre en l’épelant,

Elle vous prononce autant que vous la prononcez, c’est
un flux et reflux d’échos brouillés,

C’est une langue sous la langue. Elle n’a pas de voix, elle
les a toutes.

Ce qui tombe et ce qui monte se confondent. Ce qui se
cherche et ce qui se trouve.

Un trait de feu le traverse, m’abandonne. Quelque chose a
eu lieu dont il ne reste aucune trace.


J’ai fini les Heures heureuses de Pascal Quignard, que j’ai beaucoup aimées ; François, de Pierre Bergougnoux, aussi, très émouvant et magnifiquement écrit. Outre que ce triangle est passionnant d’un point de vue psychanalytique. Je suis moins sensible au livre de Lydie Salvayre Irrésistible essai de successologie. Je me sens très éloignée de ces problématiques. Je sais qu’elles existent, bien sûr. Mais la question du succès ne me préoccupe pas, je laisse ces préoccupations aux jeunes générations aux dents longues, quels que soient les domaines auxquels ils se confrontent. J’en suis là. Il me reste encore quelques ouvrages que je n’ai pas explorés. Il faut dire aussi que j’ai lu d’autres livres, le Modiano dont le style extrêmement léger et fluide s’adapte au récit de La danseuse. Et puis un roman formidable, le dernier Mathias Enard, Déserter.

Les travaux ont commencé dans le Moulin ! Une première équipe a cassé murs et carrelages. Une autre équipe ce matin s’occupe de l’électricité. Il faut tout refaire. Je passe de temps en temps, montre le bout de mon nez et discute avec l’un avec l’autre. À suivre.

J'ai écrit mon poème sur « La Grâce». Je l'ai adressé à Suzanne Dracius qui est responsable d'une anthologie sur ce thème.

Je commence tout juste à récupérer d'une mauvaise bronchite agrémentée de scènes de vertiges très pénibles. Je suis encore un tantinet fragile et je dois, parait-il, me ménager.

Il est temps que je boucle cette longue missive de notre « Jardin Partagé » et je t’embrasse, ma chère Grande, con affetto.

PS: les liens renvoient à ta lettre (n°18)du 14 octobre 2023.


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