[Bucarest]
1er janvier 1944
(...) Réception du 1er janvier. On avait oublié le drapeau. Cinquante personnes de la colonie, mal convoquées par l'Union des Français, sont venues l'après-midi au lieu de venir le matin. Deux secrétaires, réveillés trop tard, arrivent lorsque tout est commencé. Les femmes des secrétaires font les fofolles dans la foule, au lieu de se tenir à l'entrée. Pas d'aboyeur. Bref, tout cela déréglé, allant à vau l'eau, avec un désir sournois et évident de sabotage, à moins que ce soit la honte de représenter Vichy ? (...)
Paul Morand, Journal de guerre, Roumanie-France-Suisse, 1943-1945, Gallimard, 2023, p. 107
Commencé l'année 2024, en lisant précisément ce passage du Journal de guerre de Paul Morand, relatant sa bascule dans l'année 1944, il y a quatre-vingts ans exactement. Il est alors ministre plénipotentiaire à Bucarest, après avoir appartenu plus d'un an au cabinet de Pierre Laval à Vichy. Morand, antisémite, pétainiste, rien que je ne puisse partager, et pourtant me voici plongé depuis plusieurs jours dans cet épais volume de plus de mille pages, mû par cet obscur besoin de se confronter à ce qui contredit mes idées courantes. Penser contre soi, épreuve toujours à renouveler. Et puis, je sais que Morand, aussi exécrable puisse-t-il se montrer souvent, est aussi un grand écrivain, et enfin, j'adore lire des journaux. Là, je suis servi.
J'alterne. Je poursuis aussi la lecture de Peter Handke, et un troisième larron s'est glissé dans mon emploi du temps. C'est la faute de Paris. Longtemps que je n'y étais pas allé. Il a bien fallu, pour déménager ma fille, Violette, de Charonne à Oberkampf, pour aller vite. Un petit déménagement, pas de meubles, des sacs, pas mal de sacs quand même. On a pris un Uber, et ensuite le métro. On a beaucoup marché aussi. Et puis j'ai vu une librairie, rue Léon Frot, dont le nom m'attirait : La Friche. On m'a accordé une pause. Je suis ressorti avec un livre de John Berger, Dans leur travail. Une trilogie, qui regroupe trois volumes publiés autrefois séparément, Terre de cochon, Une fois en Europe, et Lilas et Flag. Le peintre et critique d'art John Berger s'y métamorphose en chroniqueur d'un monde paysan menacé par la modernité. Ces trois livres ont été écrits après qu'il s'est installé, à cinquante ans, dans un hameau de Haute-Savoie.
J'ai déjà évoqué John Berger ici même. C'est un grand. Cependant, de retour à Châteauroux, je ne me suis pas lancé dans le livre tout neuf, mais dans un roman du même Berger que je tenais en réserve depuis un bon bout de temps. Il s'agit de G., que j'avais grapillé lors d'un désherbage de la médiathèque. G. , paru en 1972, pour lequel il reçut le Booker Prize et créa la polémique car il partagea l’argent du prix avec les Black Panthers.
G. est mon troisième larron. Je l'ai commencé le soir-même, et comme la lecture en est passionnante, me voici déjà aux trois quarts du livre. Je ne résiste pas au plaisir de citer la page suivante :
"La vraie nature du temps nous échappe habituellement." Bon, je ne développe pas. Petit détail qui n'a rien à voir : le roman est parsemé de belles coquilles, qu'un lecteur inconnu de la médiathèque s'est plu à entourer, comme ici sur "identifier".
En parlant de coïncidences, je me suis avisé seulement cet après-midi qu'un autre livre repéré à Paris formait un écho étrange avec G. La veille, Pauline, mon autre fille, nous avait informés que son compagnon, technicien son, allait postuler pour un poste à la scène nationale de Grenoble. Ce qui leur permettrait de se rapprocher de la montagne, où ils se rendent chaque été pour pratiquer l'escalade. Or, comme nous attendions notre train vespéral dans une salle d'attente de la Gare d'Austerlitz, je découvris dans une sorte de boîte à livres un essai d'un certain Claude Glayman, préfacé par Pierre Mendès-France, 50 millions de Grenoblois. Pas une nouveauté, on s'en doute, la chose est parue en 1967. C'est la couverture, que j'avais alors prise en photo pour Pauline, qui a fini par faire tilt :
Un G magnifique, pratiquement de la même couleur que celui des éditions de l'Olivier.