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Éphéméride culturelle à rebours | 2 janvier 1991, Mort d'Edmond Jabès

Publié le 02 janvier 2024 par Angèle Paoli

Éphéméride culturelle à rebours

2 janvier 1991 | Mort d’Edmond Jabès

ED. JABES

Source photo : Google images 

Le 2 janvier 1991 meurt à Paris le poète « juif égyptien de culture et de langue françaises », Edmond Jabès, né au Caire en 1912. « Poète reconnu et célébré par des voix aussi diverses que celles de Max Jacob, Maurice Nadeau ou René Char », (Didier Cahen), Jabès dut quitter son Égypte natale en 1957, la situation dans son pays étant devenue incertaine pour les Juifs. « De cet exil forcé qui le mena vers le Paris de ses rêves, naquit une œuvre sereine et tourmentée, inquiète et forte de cette inquiétude même. » (Didier Cahen).

[Souvenirs d’Edmond Jabès], texte de Stéphane Barsacq.

« Dieu n’est pas dans la réponse. Comme le diamant dans ses reflets, il est dans la miroitante question. » Edmond Jabès

Edmond Jabès, à l’extrémité de sa vie, rue de L’Épée de bois. Je dois le dire : je n’ai jamais vu personne avec les yeux d’un bleu plus pur. Il avait le regard rêveur et attendri ; et soudain il virait à la mélancolie, en un éclair, jusqu’à laisser percer des pointes noires. Il semblait triste, alors, comme absent – ailleurs ; sinon, le plus souvent, il était joyeux. Qui fut plus délicieux que lui ? Ses rides lui faisaient un visage mobile, sans poids, ni pesanteur, avec je ne sais quoi d’infini, quelque chose venu de très loin dans le temps et l’espace, des sillons au front et aux joues qui dévoilaient une étendue de souffrances surmontées. Il s’était voûté avec l’âge, à force d’écrire si penché ses poèmes sans fond qui l’attiraient à eux, faisant de son corps un moment de son écriture, et de son écriture la transfiguration de tout son être en des vocables aux parfums si suaves, qu’ils laissaient s’échapper un concert où tous les arômes avaient leur part. Ses mains : le raffinement à chaque doigt ; la parole douce ; la voix assurée ; aucun mot n'était jamais de trop. Edmond Jabès s’imposait à vous, dans la discrétion, par un air supérieur et familier : il était de la race des plus grands, et il le savait, cependant qu’il tenait à être un homme, parmi eux, avec encore plus de devoirs. Il était grand jusqu’à se montrer digne de l’anonymat. Il n’avait rien du sage, ni du savant, selon son génie : c’était un être intuitif, avec quelque chose de la nature d’un chat, presque un sphinx. Il connaissait toutes les énigmes, sans prétendre à les résoudre, en étant une à lui-même ; et toujours dans la langueur, le bond félin et la souplesse d’un dieu, maître en cabrioles. Jeune, il avait eu la passion des comédies musicales, il aimait Ernst Lubitsch, il s’amusait avec Max Jacob. Il avait la gravité de ceux qui ne pèsent pas, et qui savent que les sanglots sont des rires en différé. Tout changea, et assez vite. La violence de la guerre et la révélation des camps, l’exil d’Égypte et le retour des origines, une existence entière dont le cours se déploie selon le plan de la Bible : après tout, comment pût-il ne pas en être autrement ? Mais l’esprit d’enfance ne le quitta pas. A la fin, il était comme à ses débuts, toujours sur le seuil, mais comme de l’autre côté, sur une voie en parallèle. Il se plaisait à penser à raison qu’il appartenait à une tradition ininterrompue, qui remontait en droite ligne à Mallarmé, via André Gide qu’il fréquenta au Caire et André Suarès, qui avait été maître de Gabriel Bounoure, qui fut le sien, comme il le fut pour Salah Stétié. Et, lui-même, ne fut-il pas un maître pour Jacques Derrida, Paul Auster et Didier Cahen - et combien d’autres ? Mais il venait d’encore plus loin ; il venait d’avant le culte du Livre : il était du Livre lui-même. Rien de spéculatif, ni de désincarné : une vie offerte en miroir aux mots qui ne désignent ni la présence ni l’absence, mais les fiançailles de la vie et de la mort, au soleil d’une Antiquité qui n’en finit pas de remonter son cours. Edmond Jabès était tout entier dans cette origine sans fin.


Lorsqu’il en parlait, ce qui frappait, c’est qu’Edmond Jabès avait du désert une connaissance physique comme de ces Touaregs qui lui avaient sauvé la vie et offert l’hospitalité. Mon désert, disait-il, n’était pas celui du Père de Foucauld, ni celui des Indiens d’Amérique. Il n’établissait nulle hiérarchie, mais il voulait dire qu’à chaque désert répond une possibilité de répondre de ce désert. Son désert est celui des Hébreux, le désert égyptien du Sinaï, celui de l’Alliance, comme si hors de ce désert, nulle Alliance ne fût possible ; ou plutôt comme si l’Alliance était allégeance à ce désert, et à sa loi rigoriste : l’absolu comme règle, et l’absence qui dévore toute présence pour mieux la révéler, dans sa pureté. Mais plus que tout, le désert d’Edmond Jabès fut et reste le monde d’une austérité ardente qu’il a transposé dans sa page dépouillée, faisant de chacun de ses livres l’étape d’un pèlerinage vers une Alliance intérieure ; un lieu au-delà du lieu où le désert prend sa forme majuscule, celle d’une Parole en mouvement qui se défait des réponses, pour se rendre au Silence de Dieu, dont le Livre est l’écho émondé.


Le 2 janvier 1991, après le déjeuner, Edmond Jabès s’est installé dans son fauteuil, près de la table de travail : il a ouvert un livre de Michel Leiris, Fissures, il l’a lu jusqu’au milieu, et il est mort le livre entre les mains. Le soir, je me rendis chez les Jabès, pour voir Edmond une dernière fois. Des amis étaient présents, en nombre. Arlette me reçut dans le salon, où Edmond écrivait. Le corps était allongé dans la pièce voisine. Mais je ne le vis pas. Arlette voulait que je garde le souvenir d’Edmond vivant. Vivant ? Non, immémorial.


Le 8 janvier 1991, nous nous sommes réunis au matin dans le cimetière du Père-Lachaise, devant le crématorium. Yves Bonnefoy était présent, Jacques Dupin aussi, peut-être Louis-René des Forêts. J’étais à côté de José Angel Valente, qui pleura tout le temps que dura l’attente de la fin de la cérémonie. Dominique Fourcade et Serge Fauchereau ont écrit des textes sur ce moment qui me laissa, comme eux, désemparé, et qui nous a tous trouvé unis dans la même tristesse. Avec les années, je rencontrai des amis d’Edmond Jabès. Je me souviens de Mario Luzi à Avignon. Je me souviens encore d’un dialogue chaleureux avec Olivier Debré qui me montra ses dernières œuvres à l’espace Bernanos, comme je me souviens d’avoir plaisanté avec Zoran Music. Peut-être un an plus tard, Maurice Blanchot publia un texte en tête d’un numéro d’hommages à Edmond Jabès. Aujourd’hui, Valente, Luzi, Debré, Music et Blanchot, tous sont morts. Edmond Jabès m’avait donné un rendez-vous le 8 janvier 1991. Mais je ne pouvais savoir qu’en fait de rendez-vous, ce serait la dernière fois. Et depuis, à chaque passage d’une année à l’autre, chaque 2 janvier, loin de la fête obligée que l’on se donne en la circonstance, je ne peux penser à l’ami disparu sans me dire qu’une nouvelle année s’ouvre sans lui ; et non sans lui dire merci d’avoir laissé le temps ouvert, d’avoir pris sa part avec amour.

Jabès

Stéphane Barsacq, « Souvenirs d’Edmond Jabès » in Edmond Jabès, Dans la nuit d’encre et de sable, Les Carnets d’Eucharis, Édition Spéciale 2023, Fondation Jan Michalski, L’Atelier des Carnets d’Eucharis (Nathalie Riera) , pp.89, 90.

E D M O N D   J A B È S

Edmond Jabès portrait

Source
■ Edmond Jabès
sur Terres de femmes ▼
→ La soif de la mer (autre poème extrait de Je bâtis ma demeure)
→ 
[Dans le miroir de ma salle de bain] (poème extrait d’Angoisse d’une seule fin)
■ Voir aussi ▼
→ (sur Wikipedia
un bel article sur Edmond Jabès



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