Angela Lugrin | Je n'ai plus peur de rester là

Publié le 03 janvier 2024 par Angèle Paoli

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Dernièrement, le nouveau principal de mon collège m’a interpellée : « J’ai appris que vous faisiez beaucoup de musique. » « Oui. Entre autres », lui ai-je répondu. C’est bête mais j’aurais aimé qu’il me dise : « J’ai appris que vous écriviez des livres… », qu’il salue chez moi une écrivaine…
Il avait dû regarder les quelques vidéos de musique qui circulent sur le Net et dans lesquelles je braille et grimace, dans lesquelles je suis prise dans la joyeuseté de l’éternelle mauvaise élève. Devant lui, une fraction de seconde, j’ai eu l’envie très violente d’une bonne note.

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Je n’ai jamais pu dire : « Je suis écrivaine ». C’est un mot interdit. Un mot trop haut. Je parle toujours de mes « petits» livres. Je peux dire : « j’écris » mais même le « j’écris », parfois, reste bloqué dans ma gorge comme un mot à ravaler.
          Pourquoi dire que j’écris représente-t-il un impossible ?
         Je ne juge pas négativement ceux qui parviennent à le dire. Parfois même, j’entends dans le « Je suis écrivain » le labeur et la revendication d’un repos légitime. Mais toujours, quand je l’entends, je me sens d’abord un peu violentée. C’est comme si le mot « écrivain » avait été rangé sur les hautes étagères que l’école, notamment, a rendues inatteignables. Je n’ai pas d’échelle et j’ai du mal à imaginer que d’autres en aient. Baudelaire et Bonnefoy sont des poètes. Michon est un écrivain. Rien en moi ne m’autorise à les rejoindre. Ceux qui prétendent en être me rendent souvent soupçonneuse.

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Dans l’écriture, je n’appartiens à aucune famille.

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Quand j’entends des écrivains parler la radio, je regrette immédiatement les ongles sales de Marie, la suavité de son écoute prête à s’arrêter sur un air lointain de musique, la déchirure d’une maille sur la manche de son pull-over, sa voix étrangement sans contour quand elle parlait de littérature. Et ce mot « écrivain » qui la faisait rire, face à la mer pulvérisée du cap Corse.

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Quand j’essaie de répondre à la question : « Que fais-tu dans la vie ? », le « je » devient glissant, pffffuit, il m’échappe, je voudrais garder le « tu », m’adresser à moi-même, à la prof, à la chanteuse, à l’auteure comme à des possibilités non advenues de moi-même. Je répondrais par une sorte de question oratoire : « Alors comme ça, tu es prof ? Tu es chanteuse ? Tu es écrivaine ? tu es mère ? »
       J’aime bien les gens qui hésitent avant de répondre à cette question. Ce temps de latence est l’occasion pour le jeu, le mensonge, le rire ou simplement le doute de s’insinuer et d’invoquer une respiration qui laisse entendre que tout ne va pas de soi. Dans ce silence qui précède parfois la réponse, il y a moyen de rire et de partager un jour quelque chose.
        J’ai souvent entendu mon père, psychanalyste, répondre avec humour à cette question un rapide « CRS ». Toujours ça m’amusait, le « CRS » et son visage à lui, à l’intelligence rieuse, ses sourcils noirs et son front immense comme une plaine.
        Moi, toujours j’hésite puis je finis par répondre : « Je suis prof » et je sens quelque chose tomber en dedans de moi. Je pourrais répondre presque n’importe quoi mais je réponds ça, comme une tristesse qui se répand. Non pas que j’éprouve de la honte à exercer cette profession, au contraire même, mais parce que ce que la profession dit de moi n’est pas ce que je voudrais répondre à la question : « Que fait le " je " dans la vie ? » Je devrais préparer une autre réponse, la penser en amont, une réponse qui dirait le non-sens, l’émoi devant la beauté du monde et l’angoisse de mourir au creux du ventre, la mélancolie menaçante, la puissance de la grande rigolade. Pour le moment, je ne l’ai pas trouvée.
          J’aimerais une réponse dans laquelle serait évoqué ce lieu particulier depuis lequel j’écris, rivé à l’enfance, aux éclats insignifiants du quotidien, un lieu à échelle d’homme. À la question : « Que fais-tu dans la vie ? », je substituerais volontiers celle-ci : « Où es-tu dans la vie ? » - « Je suis dans mon petit bureau, là où l’écriture me mordille et me tient compagnie. »

Angela Lugrin, Je n’ai plus peur de rester là, Collection singuliers pluriel, Éditions]Isabelle Sauvage 2023, pp.46, 47, 48, 49.


Photo: Facebook

Angela Lugrin, née en 1971, est enseignante à Paris. Elle est également chanteuse et accordéoniste au sein du → groupe punk Julie Colère. Ses précédents livres, Marie, (lettre à Marie Depussé, En-dehors et In/Fractus ont été publiés aux éditions Isabelle Sauvage, dans la même collection.