Mon ami Jean-Claude Moreau, alias le Doc, n'a pas été insensible aux derniers articles sur John Berger. Le contraire m'eût d'ailleurs étonné. Déjà, en janvier 2017, donc peu de temps après le décès de l'écrivain, il m'avait envoyé un commentaire dont je fis illico un article (il faut dire que mon gaillard, en 1992, avait rencontré John Berger en personne pour un entretien qui parut alors dans le journal de la Confédération paysanne) Il a donc réagi mais il s'est empêtré dans le protocole de commentaire de Blogger... Pas grave, comme il m'a adressé le texte, je préfère le poster ici pour qu'il ait plus de visibilité. Merci à lui !
John Berger a été une référence pour beaucoup d’inquiets de l’art et de son usage, d’amoureux de l’écriture et de sa pratique, plus généralement de respirateurs de la vie d’humains dans le paysage qu’ils se créent. L’auteur de « Alluvions », je le salue là. D’ailleurs, il pourrait facilement partager avec John Berger ces mots que celui-ci écrivit pour un « AUTOPORTRAIT », paru dans « Palabres » édité à l’Olivier :
« Au début, j’ai écrit des lettres, puis des poèmes et des discours. Plus tard, des récits ; des articles, des livres. A présent, j’écris des notes.
L’écriture a toujours été pour moi une activité vitale ; elle m’aide à donner un sens aux choses et à poursuivre ma route. Pourtant, elle dérive d’une réalité plus profonde et plus générale – notre relation avec le langage en tant que tel.
Le sujet de ces quelques notes est le langage.
Commençons par examiner l’activité qui consiste à traduire une langue dans une autre. De nos jours, la plupart des traductions sont techniques, alors que mon propos concerne les traductions littéraires. C'est-à-dire les textes en relation avec l’expérience humaine individuelle. »
Cette raison ultime de l’expérience humaine individuelle est l’essence même de l’activité de John Berger. Ce qu’il a pu écrire des paysans savoyards dont il était le voisin est unique, précieux, anthropologique. L’admiration qu’il portait à tel ou tel ne relevait d’aucun folklorisme mais se lisait dans sa capacité à reconnaître l’immense savoir de ces éleveurs montagnards, de leur lien au vivant et à ce qu’on appelle habituellement la nature. On sait maintenant que cette dichotomie nature-culture qui grefferait à cette « nature » des sommes de technologies faussement innocentes nous rend orphelins, bien en peine de l’expérience humaine vue comme expérience du vivant. John Berger était un baraqué au cœur tendre. Il me fait penser à Georges Perros. Curieusement, tous les deux étaient des motards, et pas des motards de pacotille. Dans son autoportrait John Berger développe l’étendue de cette activité « langage » à travers deux aspects fondamentaux : la traduction et la langue maternelle. Se référant à Noam Chomsky il reprend le fait que tous les langages ont en commun « un certain nombre de structures et de procédures ». La « Langue Maternelle » devient reliée aux langages non verbaux et donc jusqu’aux comportements et aux « manières d’habiter l’espace ».
La fin de son autoportrait en dépanneur de « La Langue Maternelle » est savoureuse :
« /…/Aussi je me considère moins comme un écrivain professionnel conséquent que comme une sorte de dépanneur.
Lorsque j’ai écrit quelques lignes, je laisse les mots retourner à l’intérieur de la créature correspondant à leur langue. Là, ils sont instantanément accueillis et reconnus par une série d’autres mots avec lesquels ils sont en affinité du point de vue du sens, ou en opposition, ou liés par une métaphore, une altération, un rythme. Je prête l’oreille à leurs palabres. Tous ensemble, ils contestent l’usage que je fais des mots que j’ai choisis. Ils remettent en question le rôle que je leur attribue.
Je modifie le texte. Je change un mot ou deux, et je le leur soumets à nouveau. Une autre palabre commence.
Et ainsi de suite, jusqu’à ce que s’élève un murmure d’accords provisoires. Je passe alors au paragraphe suivant.
Une autre palabre commence…
Si l’on veut faire de moi un écrivain, je n’ai pas d’objection.
A mes propres yeux, je ne suis qu’un fils de pute – et vous devinez de quelle pute il s’agit, non ? »
JCM